France-Amérique : Dans vos propos au New York Times, vous évoquez la fin du leadership américain. N’est-ce pas une vielle rengaine empruntée entre autres au journaliste américain Fareed Zakaria ?
Dominique Moïsi : Dans son livre Le monde post-américain, publié en 2008, Fareed Zakaria ne parlait pas du déclin de l’Amérique. Il décrivait un monde dans lequel les Etats-Unis n’étaient plus seuls. Ils avaient été rejoints au sommet par d’autres puissances comme la Chine et l’Inde. Mais Washington n’avait pas démérité et gardait son rôle d’arbitre. En 2020, ce n’est pas seulement l’Asie qui progresse, c’est l’Amérique qui régresse. On est plus proche de l’analyse de Paul Kennedy dans Naissance et déclin des grandes puissances, publié en 1987, que de celle de Zakaria.
Le déclin des Etats-Unis a souvent été annoncé, dans les années 1970 après la guerre du Vietnam par exemple, et à chaque fois un rebond s’ensuit.
Déclin relatif ne veut pas dire déclin absolu. Mais dans son rapport au monde, l’Amérique apparaît avant tout comme « fatiguée » : des aventures militaires malheureuses, de l’argent dépensé en vain, de « l’Autre ». La première puissance militaire mondiale semble bien « désarmée » face au coronavirus. Elle doit d’abord se retrouver elle-même si elle veut rebondir. La crise de la démocratie américaine est profonde et est le résultat d’un long processus. Trump est un symptôme et non une cause.
Quelle est la cause du déclin ? Le virus, Trump ou une tendance de fond, un retrait souhaité par l’opinion et entamé sous Obama ?
Au temps de la Guerre froide et jusqu’au début du XXIe siècle, l’Amérique n’était pas seulement la première puissance mondiale. Elle était le champion de la démocratie, de la liberté et du libéralisme. Parfois pour le pire (en Amérique Latine par exemple), souvent pour le meilleur (comme en Europe), l’Amérique défendait des valeurs qu’elle incarnait le plus souvent avec sincérité. Hollywood accompagnait et amplifiait le soft power de l’Amérique et le pouvoir d’attraction du « rêve américain ». Un monde « sans Amérique », un monde où l’Amérique ne fait plus rêver, parce qu’elle est elle-même dominée par une culture de la peur, est un monde plus chaotique et donc plus dangereux.
Depuis quand le déclin des Etats-Unis est-il entamé ?
Le coronavirus n’est bien sûr pas la cause du déclin américain. L’épidémie est tout au plus un révélateur et un accélérateur de tendances lourdes qui sont à l’œuvre depuis plusieurs décennies. Mais ce processus de déclin semble s’approfondir inexorablement depuis le début du XXIe siècle.
La France, l’Europe devraient-elles prendre le relais des Etats-Unis ?
Moins d’Amérique dans le monde devrait impérativement pousser à plus d’Europe : face aux ambitions de la Chine, de la Russie et globalement face au désordre du monde. Ce n’est pas hélas ce à quoi nous assistons. En pleine crise du coronavirus, il y a plus d’Allemagne en Europe, mais pas davantage d’Europe dans le monde.
Entretien publié dans le numéro de juin 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.