Editorial

Football et soccer

L’amitié franco-américaine n’est plus à illustrer, mais comment comparer deux sociétés aussi distinctes, voire opposées, que la France et les Etats-Unis ? D’Alexis de Tocqueville à l’économiste et éditorialiste Paul Krugman, chacun est ainsi contraint de fantasmer l’équipe adverse.
© Antoine Moreau-Dusault

L’antiaméricanisme est un sport français que pratiquent de préférence les intellectuels. Vus de gauche, par un philosophe français comme Régis Debray, les Etats-Unis sont matérialistes, sans âme ni civilisation. Vus de droite, les États-Unis ne s’en sortent pas mieux : le mouvement #MeToo est dénoncé par l’actrice Catherine Deneuve, qui défend la « liberté d’importuner ». Notre ministre de l’Education, Michel Blanquer, chevalier de la culture nationale en guerre contre les incursions idéologiques américaines, participa récemment à un colloque à la Sorbonne intitulé « Que reconstruire après la déconstruction ». Une enfilade de diatribes anti-américaines qui négligent que la déconstruction est une philosophie made in France qui, incarnée dans les années 1960 par Jacques Derrida et Michel Foucault, avait séduit les étudiants américains. Le wokisme et la cancel culture en sont nés : deux mouvements qui nous reviennent aujourd’hui dans la figure.

Dans tous ces cas, on ne parle pas d’une Amérique réelle, mais d’un pays imaginaire pour illustrer et glorifier des préférences idéologiques nationales : les Etats-Unis comme ballon de foot. J’ai le souvenir du discours du président Nicolas Sarkozy à Columbia University, en 2010. Pour illustrer le modèle français, il fit valoir qu’on y soignait tout le monde et déclara : « Si vous venez en France, s’il vous arrive quelque chose sur le trottoir, on vous ne demandera pas votre carte de crédit avant de vous accepter à l’hôpital. » Le public, résolument francophile, applaudit le président qui, à l’évidence, ignorait qu’aux Etats-Unis aussi, on soigne tout le monde aux urgences.

Les préjugés sont réciproques. Invité, naguère, à enseigner l’économie à l’université de Stanford, j’avais pour collègue Milton Friedman, le porte-parole d’un capitalisme sans état d’âme, adepte de solutions marchandes incluant la santé et l’éducation. Pour lui, puisque j’étais français, j’étais nécessairement socialiste : l’Europe, pour les conservateurs américains, ne peut être que socialiste, ce que les Etats-Unis, à de rares exceptions près, ne veulent surtout pas devenir. Joe Biden n’accepterait jamais d’être qualifié de socialiste. La seule exception est le sénateur Bernie Sanders, toléré comme un pittoresque excentrique. Friedman, quand nous nous connurent mieux, fut étonné de nos convergences : comme lui, j’étais favorable à un revenu minimum universel, favorable à la légalisation des drogues et en guerre contre les monopoles bureaucratiques et syndicaux qui tiraient notre éducation et notre santé vers le bas. Il en conclut que j’étais le seul Européen pas totalement socialiste.

A l’opposé de Friedman, un autre économiste américain, David Burgess, chantait il y a quelques années le succès du socialisme français dans une chronique pour l’International Herald Tribune. Installé en France, il avait reçu un lourd traitement pour un cancer de l’œsophage : endoscopie, opération puis trois semaines d’hospitalisation et un nombre incalculable de séances de chimio et de contre-visites, le tout sous la supervision d’un médecin réputé, « et je n’ai vu aucune facture ». Extase du conservateur américain qui en tira une chronique dithyrambique sur notre système de santé publique, suggérant qu’il devrait en aller de même aux Etats-Unis. Je lui écrivis pour me féliciter de ce que ma taxation considérable lui ait permis d’être soigné gratuitement. Les Américains ne nous croient pas lorsqu’ils découvrent notre niveau d’impôt, presque la moitié de nos revenus transitant par l’Etat. Ce qui n’empêcha pas l’économiste Paul Krugman de vanter récemment, dans le New York Times, le succès économique de la France contre la pandémie : un taux d’emploi au beau fixe et bien moins d’entreprises en faillite qu’aux Etats-Unis. Là encore, un match de football idéologique. Krugman, prix Nobel, sait bien que ce succès contre la pandémie est payé, ou le sera, par les contribuables, sous la forme d’impôts à venir et par l’inflation des prix à la consommation.

Peut-on arbitrer entre les deux camps, la France et les Etats-Unis, qui chacun se joue de la réalité pour critiquer son propre pays en vantant ou en dénigrant l’autre ? Il est vain de comparer des cultures et des histoires qui ont engendré des institutions sociales si contrastées. Les Etats-Unis, inventés par des pionniers, attendent peu de l’Etat ; les pays d’Europe, conçus par des monarchies, attendent tout de l’Etat. Trop sans doute en Europe et pas assez aux Etats-Unis.

Certains rêvent d’une convergence : c’était, en 1967, la prophétie de Jean-Jacques Servan-Schreiber, auteur du Défi américain. Conviendrait-il d’américaniser l’Europe pour que son économie devienne plus dynamique et que le niveau de vie des Européens rattrape celui des Américains, un quart supérieur ? Conviendrait-il, en retour, d’européaniser les Etats-Unis pour que tous aient accès à une santé égalitaire et un droit aux loisirs comparables à l’Europe ? La convergence m’a toujours paru douteuse : elle nierait nos histoires nationales et nos cultures distinctes. Pour simplifier, il me paraît que les Américains pencheront toujours pour « la liberté du choix » – du titre d’un livre publié par Milton Friedman et sa femme Rose en 1980 – que leur confèrent le capitalisme, tandis que les Européens préféreront toujours la sécurité, sous la tutelle de l’Etat. Les Américains préféreront toujours le football au soccer. Et réciproquement pour les Français. Nous resterons différents, ce qui n’interdit pas de s’aimer. Nos « sociétés différant prodigieusement entre elles », écrivait Tocqueville en 1840, elles « sont incomparables ».

 

Editorial publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.