L’histoire, parfois, bredouille. Il y a exactement neuf ans, un tsunami au Japon détruisait la centrale nucléaire de Fukushima et mettait en panne le cœur de l’industrie japonaise. Deux semaines plus tard, des manufactures s’interrompaient dans le monde entier par manque de pièces détachées que seules fournissaient ces usines. On découvrait alors, en temps réel, combien le système d’interdépendance et d’absence de stocks qui caractérise la production mondiale est certes rationnel, mais fragile. Comme les Japonais furent capables de restaurer en trois mois leur production d’énergie et leurs flux commerciaux, la leçon de Fukushima fut vite effacée et oubliée.
Le coronavirus, parti en décembre dernier d’un marché de Wuhan, le centre industriel de la Chine, répète ce précédent japonais et y ajoute une pandémie. Il faut essayer de distinguer les deux phénomènes, distincts. Ce qui, dans l’immédiat, inquiète le plus est la maladie ; nul n’en connaît véritablement l’ampleur ni la gravité. Si on prend pour référence la grippe dite « espagnole » de 1918 dont le foyer de départ fut apparemment une ferme du Middle West et le premier malade contagieux, une recrue en route vers la France, la contagion actuelle est plus rapide parce qu’elle emprunte l’avion plutôt que le bateau. Mais il y a un siècle, toutes les nations, déjà, furent contaminées. Et en 2020, à nouveau, toutes le seront.
Le virus de Wuhan semble moins grave, on en meurt peu, tandis que la grippe espagnole tuait parfois en une journée, en général des hommes entre vingt et quarante ans. On compte plus de cinquante millions de morts entre 1918 et 1919, dont un grand nombre de soldats français et américains ; nous en sommes à l’heure actuelle, par bonheur, très loin. On observera que, comme en 1918, les rassemblements religieux constituent des foyers particulièrement dangereux : en Corée du Sud, en Alsace et à New York, deux églises évangéliques et une synagogue sont à l’origine d’une contagion entre les fidèles. En 1918, les messes et les processions en Espagne suscitèrent des ravages considérables ; mieux vaut prier chez soi, ce que recommande l’Eglise de France. On envisagera aussi qu’en l’absence de vaccin et de thérapie effective, l’isolement est aujourd’hui plus efficace qu’il y a un siècle, en attendant les beaux jours qui devraient anesthésier le virus. Il est probable que ce virus, comme la grippe et la pneumonie, se réveillera avec l’hiver prochain, mais que d’ici-là, un vaccin sera disponible.
Au-delà du drame sanitaire qui se déroule sous nos yeux, et dont il est trop tôt pour établir un bilan, les conséquences économiques sont déjà lisibles et prévisibles. Les industriels du monde entier et en particulier les laboratoires pharmaceutiques vont modifier la répartition de leurs productions : la dépendance totale envers un seul fournisseur, lointain et à risque, sera diluée par le rapatriement des activités aux Etats-Unis et en Europe. On assistera aussi à une redistribution des activités entre la Chine et d’autres pays à coûts bas mais plus transparents, comme le Vietnam, l’Indonésie, l’Éthiopie. Cela prendra quelques mois ou quelques années, mais dans cinq ans, disons, la carte économique du monde en sera transformée : on devrait, au total, assister à une réindustrialisation de l’Occident, un retrait de la Chine et un certain degré de démondialisation économique. Le retour à un strict nationalisme économique, qui n’a jamais existé dans l’histoire, est exclu, mais préparons-nous à entendre ce discours idéologique.
Un autre impact économique fort tiendra à une modification des comportements. On se demandera en Occident, comme en Asie, s’il est bien nécessaire de voyager au loin, et en groupe, dans des pays à risque. Les cadres d’entreprise découvriront combien les voyages d’affaires peuvent être remplacés par des visioconférences et combien les congrès sont inutiles. Les touristes découvriront leur propre pays ou celui d’à côté ; ils feront leur shopping sur internet. On observe déjà qu’en raison de la crainte de la pandémie, le commerce en ligne et les livraisons à domicile progressent en flèche, partout : livreur est un métier d’avenir. Envisageons que la pandémie aura un effet de choc qui, d’ordinaire, provient des innovations technologiques, ce qu’on appelle en science économique la destruction créatrice, une vaste redistribution des activités avec des gagnants et des perdants.
L’analyse que je propose ici a une faiblesse : elle est fondée sur des comportements rationnels, alors que les épidémies provoquent aussi des paniques. Ainsi constate-t-on, à Paris et à New York, des agressions contre des Chinois rappelant les temps anciens où l’on tuait les Juifs accusés de répandre la peste. Si l’épidémie se prolongeait, on ne peut exclure que quelques démagogues anti-immigration et anti-innovation s’en emparent au risque d’anéantir les bénéfices de la mondialisation. Par chance, le printemps est arrivé et limitera peut-être et la pandémie et la panique ; mais les effets d’une démondialisation relative me semblent inévitables.
Editorial publié dans le numéro d’avril 2020 de France-Amérique.