Entretien

Rousseau, l’autre «héros des deux mondes»

« Le héros des deux mondes » : ainsi était surnommé La Fayette en raison de son rôle politique tant en France qu’aux Etats-Unis. Mais Jean-Jacques Rousseau mérite cette appellation plus encore que le célèbre marquis, affirme Leo Damrosh, professeur émérite de littérature à Harvard et auteur d’une biographie du philosophe genevois, figure clé du mouvement des Lumières. Les écrits de Rousseau ont inspiré les révolutions américaine et française et ont, encore aujourd’hui, une influence majeure dans nos deux pays.
© Hervé Pinel

France-Amérique : Vous écrivez que Du contrat social de Rousseau, publié en 1762, a eu un impact significatif sur les Pères fondateurs des Etats-Unis. Comment ont-ils découvert son œuvre ?

Leo Damrosch : Tout conscients qu’ils étaient de la distance géographique, les Pères fondateurs ont maintenu des liens étroits avec l’Angleterre en tant que mère patrie – Benjamin Franklin représentait l’Assemblée de Pennsylvanie à Londres avant la révolution – et avec la France en tant que centre intellectuel des Lumières. Ils suivaient avec attention les publications les plus récentes dans ces deux pays.

Comment la Déclaration d’indépendance américaine peut-elle être reliée à Rousseau, et plus généralement aux mouvements des Lumières en France et au Royaume-Uni ?

Thomas Jefferson était politiquement plus radical que la majorité de ses collègues et la Déclaration qu’il a rédigée était bien plus rousseauiste que la Constitution. Il a emprunté à Rousseau le concept révolutionnaire de souveraineté du peuple, par opposition à la tradition de souveraineté absolue des rois. Alors que Jefferson était en voyage en France, les auteurs de la Constitution – James Madison, Alexander Hamilton et John Adams – ont préféré s’inspirer d’un autre philosophe français, Montesquieu, et de son concept de pluralité des systèmes politiques, par opposition à un seul système idéal, qui existent simultanément dans des sociétés et endroits différents. Ils ont également adopté la pensée de Montesquieu sur l’importance d’avoir des barrières intégrées au système pour prévenir les abus futurs, comme les concepts de séparation des pouvoirs, de freins et de contrepoids. L’Angleterre n’avait évidemment jamais eu de constitution écrite, et n’en a toujours pas, et les Pères fondateurs ont cherché à créer un document qui puisse gouverner la nation pour les générations à venir.

We, the people, l’expression qui ouvre la Constitution américaine, ressemble à du Rousseau. Faut-il y voir plus qu’une coïncidence ?

En effet, ces mots font écho à Rousseau. Celui-ci a grandi dans la ville-Etat indépendante de Genève, où tous les citoyens étaient en théorie égaux dans la prise de décisions collectives pour la communauté. Mais en pratique, Genève était dominée par une riche aristocratie et le père de Rousseau, horloger de profession, était membre d’une classe d’artisans militants très critiques du système. A la recherche d’alternatives, ils se sont tournés vers la République romaine qui a précédé l’Empire. Le père du jeune Jean-Jacques l’a ainsi encouragé à lire Plutarque et d’autres auteurs classiques dont les idées seront plus tard reprises dans Du contrat social. Dans ce contexte, le mot « citoyen » est un terme radicalement nouveau. Il désignait à l’origine une personne vivant dans une cité, mais dans la pensée de Rousseau, il remplace le « sujet » d’un système monarchique. De même, il voyait le « peuple » de Genève comme une collectivité qui pourrait partager une « volonté générale » – même s’il doutait du fait que la solidarité possible dans une petite ville-Etat puisse s’étendre à une grande nation comme la France ou les futurs Etats-Unis.

Les dirigeants révolutionnaires français et américains ont été influencés par la philosophie des Lumières. Pourtant, les résultats ont été très différents : une constitution stable aux Etats-Unis, contre une période de violence politique en France. Robespierre se disait rousseauiste ; Jefferson, de toute évidence, ne l’était pas. Ont-ils vraiment lu les mêmes ouvrages, ou ont-ils simplement retenu des interprétations différentes de la philosophie complexe de Rousseau ?

Il s’agit principalement d’interprétations différentes des mêmes textes. Jefferson s’est certainement inspiré de Rousseau lorsqu’il a entamé la Déclaration d’indépendance en claironnant : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables. » Mais il n’a pas été jusqu’à placer sa confiance dans la « volonté générale » – un concept rousseauiste controversé – comme Robespierre l’a fait. En outre, lorsqu’un groupe de Pères fondateurs a rédigé une première version de la Constitution, ses freins et contrepoids étaient destinés à prévenir les changements radicaux, même dans le cas où une majorité de la population y serait favorable. En ce moment même, aux Etats-Unis, on assiste aux conséquences de cette dévotion envers la Constitution, l’originalisme entrant en conflit avec l’évolution graduelle de la pensée politique et sociale.

En France, Rousseau est souvent vu comme l’ancêtre du socialisme, voire même du totalitarisme, dans la mesure où ses concepts d’intérêt général et de souveraineté du peuple semblent empêcher l’émergence de voix dissidentes. Sa pensée fait-elle l’objet des mêmes controverses aux Etats-Unis ?

Ce débat a été bien plus intense en Europe qu’aux Etats-Unis, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On peut retenir les deux polémiques majeures qu’ont été La dialectique de la raison (1944) de Max Horkheimer et Theodor Adorno d’un côté et Les origines de la démocratie totalitaire (1952) de J.L. Talmon de l’autre. L’accent mis par Rousseau sur le patriotisme local, comme dans sa Genève natale, a pu être interprété comme une glorification de das Volk, le peuple. Dans un passage célèbre du Contrat social, il dit explicitement que si un membre de la communauté refuse de se plier à la volonté générale, « on le forcera d’être libre ». C’est évidemment un oxymore que de dire qu’on peut forcer quelqu’un à être libre. Les défenseurs de Rousseau soutiennent, de manière plus ou moins convaincante, qu’une personne qui refuse de se conformer peut simplement quitter la communauté, comme il a lui-même quitté Genève, plutôt que d’être internée dans un camp de concentration ou dans un goulag.

Rousseau s’est exprimé en faveur d’une religion civile commune qui fut, après la Révolution française, le culte de l’Etre suprême. Pensez-vous que l’Eglise unitarienne, fréquentée par une partie des Pères fondateurs, a été une forme de religion civile américaine ?

Dans la mesure où cette Eglise n’a pas de dogme théologique, on pourrait voir les choses de cette manière, mais les unitariens ont de tous temps été une minorité, et ce même en Nouvelle-Angleterre. Sans oublier que certains des Pères fondateurs étaient agnostiques. A travers les colonies, il y avait de fervents anglicans, des congrégationalistes, des presbytériens, des baptistes, des catholiques et des quakers, entre autres croyants. Le Premier amendement de la Constitution prévoit la séparation de l’Eglise et de l’Etat – que la droite américaine, avec un possible aval de la Cour suprême, est maintenant en train de remettre en question.

Les temps changent. Je ne pourrais citer d’auteur contemporain dont l’influence politique soit comparable à celle de Rousseau et de son Contrat social. En connaissez-vous un ? Michel Foucault pourrait-il être le nouveau Rousseau ?

Si l’influence de Rousseau a été aussi forte, c’est que ses écrits ont eu un impact à une période de réinvention politique majeure dans le monde occidental. Ils n’étaient pas seulement étudiés par les universitaires, mais aussi par les hommes d’Etat qui savaient qu’ils étaient sur le point de créer quelque chose de nouveau. Le défi qu’il a lancé aux penseurs est resté intact depuis lors. On ressent cette influence chez Alexis de Tocqueville, lorsqu’il écrit que la société américaine n’est pas unie par son code juridique ou sa Constitution, mais par des « habitudes du cœur » partagées. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, les intellectuels ont peu d’influence sur la pensée non-universitaire. C’est moins le cas en France. Pour ce qui est de Foucault, il n’a jamais eu de véritable influence en dehors des universités aux Etats-Unis. Or sa popularité y diminue et il n’y a personne qui puisse ne serait-ce que prétendre au même statut.


Jean-Jacques Rousseau: Restless Genius
de Leo Damrosch, Houghton Mifflin Harcourt, 2005.

 

Entretien publié dans le numéro d’octobre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.