Entretien

Haïti, pris au piège entre la France et les Etats-Unis

Les Haïtiens seraient-ils victimes d’avoir cru trop tôt aux idéaux de la Révolution française ? En 1791, ils se révoltent contre la colonisation et l’esclavage. En 1801, Toussaint Louverture proclame l’autonomie de l’île et trois ans plus tard, Jean-Jacques Dessalines instaure une république indépendante. Napoléon et ses successeurs ne leur pardonneront pas et exigent réparation. Après les Français, vient le gouvernement américain qui impose par la force une économie basée sur l’exploitation des plus pauvres. Cette longue histoire éclaire la pauvreté d’Haïti aujourd’hui, avec pour seule échappatoire l’émigration vers les Etats-Unis. Entretien avec Laurent Dubois, professeur à l’université de Virginie et auteur de Haiti: The Aftershocks of History.
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© Hervé Pinel

France-Amérique : Haïti est un des pays les plus pauvres au monde sans que nul n’en comprenne la raison. Une enquête publiée dans le New York Times en mai 2022 met la France en cause. Le gouvernement de Charles X, en exigeant en 1825 que Haïti compense les colons spoliés par la révolution des esclaves, en contrepartie de la reconnaissance de son indépendance, serait à l’origine de la misère de l’île. Cette thèse est-elle fondée ?

Laurent Dubois : L’indemnité de 1825 [150 millions de francs, soit plus de 20 milliards d’euros d’aujourd’hui] a eu des répercussions profondes sur l’économie haïtienne et l’article du New York Times l’explique très bien. A un moment crucial de son histoire, peu de temps après son indépendance, l’Etat haïtien a dû consacrer à l’indemnisation des Français propriétaires d’esclaves des ressources qui auraient pu être investies dans les infrastructures. La « double dette » contractée par Haïti pour faire face à ses obligations a durablement plongé le pays dans la spirale de l’endettement. Il faut aussi souligner qu’au XIXe siècle, l’économie haïtienne, fondée sur les exportations de café et de bois de teinture, était florissante et attirait des migrants venus d’Europe, du Moyen-Orient et de tout le continent américain. Beaucoup des difficultés économiques et environnementales que rencontre Haïti aujourd’hui résultent en fait de processus enclenchés au XXe siècle, causés par l’occupation américaine du pays de 1915 à 1934, la dictature des Duvalier et un ensemble d’atteintes à l’écologie qui se sont aggravées depuis les années 1970.

Les Etats-Unis n’ont cessé d’intervenir en Haïti, y compris en y envoyant leur armée, en 1915 et de nouveau en 1991. Ne seraient-ils pas eux aussi coupables d’avoir déstabilisé le pays ?

Les Etats-Unis se sont de plus en plus impliqués en Haïti, à mesure de leur expansion dans les Caraïbes à la fin du XIXe siècle. Les banques américaines, en particulier, se sont engagées en Haïti en reprenant les créances des banques françaises contractées dans le cadre de l’indemnité – en ce sens, les deux histoires se rejoignent. Mais l’occupation américaine d’Haïti, entre 1915 et 1934, a eu une forte influence, pour l’essentiel néfaste, sur le pays, qu’elle a transformé. Les Etats-Unis ont eu recours au travail forcé pour construire des routes dans les campagnes, ce qui a suscité une insurrection, violemment réprimée. La création d’une nouvelle armée centralisée, initialement pour mater les insurgés, a aussi eu des conséquences de long terme sur l’île. En fait, les Etats-Unis et Haïti sont liés depuis le XVIIIe siècle : les plantations de Saint-Domingue ont stimulé l’essor économique de ports comme New York, Boston et Philadelphie ; les soldats afrodescendants originaires de Saint-Domingue constituaient la majeure partie des troupes envoyées par la France en soutien à la révolution américaine lors de la bataille de Savannah en 1779 ; la révolution haïtienne a déterminé Napoléon à vendre la Louisiane et l’afflux de quelque 10 000 réfugiés de Saint-Domingue a transformé La Nouvelle-Orléans au début du XIXe siècle. Enfin, l’exemple d’Haïti a inspiré les leaders des révoltes anti-esclavagistes, dont Nat Turner et John Brown.

Aux difficultés d’Haïti, on cherche des causes extérieures. Mais quelles sont les causes endogènes de l’instabilité politique et de la stagnation économique ?

Dès le début de la révolution haïtienne, en 1791, se sont affrontées plusieurs grandes visions de ce que devait être la liberté après l’esclavage. La majorité des insurgés qui ont conquis leur liberté en 1793 voulaient renverser le système des plantations et le remplacer par quelque chose de très différent. Ils y sont parvenus, à terme, en créant un système de « contre-plantation ». Celui-ci consistait à faire accéder à la terre des communautés familiales qui cultivaient pour leur subsistance et à destination des marchés locaux, voire internationaux. L’idée du système, également lié aux pratiques religieuses du vaudou haïtien et à la langue créole, était d’assurer l’autonomie et la dignité des personnes par leur indépendance économique, tout en résistant aux tentatives de rétablir l’esclavage ou de contrôler la population. Mais beaucoup des chefs de file révolutionnaires et, plus tard, des dirigeants haïtiens, considéraient la plantation comme l’unique solution pour l’économie et voulaient la perpétuer pour exporter ses produits sur les marchés étrangers. Ils étaient prêts à recourir à la loi, mais aussi à la répression, pour contraindre les anciens esclaves à travailler à bas prix dans les plantations. C’est aussi le modèle retenu par les Etats-Unis pendant leur occupation du pays. Ainsi, le conflit entre ces deux visions perdure-t-il en Haïti depuis plusieurs siècles.

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Laurent Dubois. © Jeneene Chatowsky/University of Virginia

Haïti est un des pays les plus « aidés » au monde. En conclura-t-on que l’aide ne sert à rien ou qu’elle est insuffisante ?

Plusieurs types d’aide parviennent en Haïti. Le plus important, c’est en fait l’argent envoyé par les Haïtiens émigrés à l’étranger. C’est l’aide la plus utile car elle va directement aux familles et sert à payer l’éducation, le logement et la nourriture. Il existe aussi beaucoup de petites organisations, dont un bon nombre sont soutenues et gérées par des membres de la diaspora haïtienne, qui travaillent étroitement avec des communautés locales et mènent divers projets, avec des effets variables, mais positifs dans un certain nombre de cas. Quant aux plus gros projets d’aide internationale, ils ont tendance à péricliter dans la mesure où ils suivent la logique économique qui considère d’abord Haïti comme une source de main-d’œuvre bon marché pour les usines étrangères.

Comment juger du rôle de la France dans cette région du monde ? Chaque ancienne colonie semble avoir suivi un chemin distinct : Haïti, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Martin… Mais qu’ont-elles en commun, qu’elles doivent à la France, positif ou négatif ?

Il faut bien voir que l’histoire de la France moderne a d’emblée été une histoire atlantique. Les Français ont noué des liens avec le Brésil dès le début du XVIe siècle, puis la colonisation du Canada et ensuite de la Louisiane a joué un rôle central dans le développement culturel et économique de la France. En définitive, ce sont toutefois les colonies des Caraïbes qui ont eu la plus forte influence, car le système des plantations sucrières et caféières a généré des profits colossaux pour la France, mais à un prix humain considérable. Ces colonies s’appuyaient sur l’esclavagisme le plus large et le plus intensif qui ait jamais existé dans l’histoire humaine. L’histoire de la fin de l’esclavage et ce qui s’est ensuivi a mis chacune de ces sociétés sur des trajectoires différentes. Alors qu’Haïti est devenu indépendant en 1804, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane française et quelques autres îles qui leur étaient rattachées administrativement sont toutes restées dans l’empire français, avant de devenir officiellement des départements en 1946. Leur destinée est donc désormais directement liée à l’avenir de la France et de l’Union européenne. La Guadeloupe est un cas particulièrement intéressant, car cette île partage avec Haïti une même histoire d’émancipation dans les années 1790, puis de guerre contre le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802. Mais en Guadeloupe, les troupes françaises ont triomphé et remis la population sous le joug de l’esclavage, tuant et déportant plus de 10 000 personnes au passage.

L’émigration des Haïtiens vers les villes américaines est considérable. C’est certainement un apport économique et culturel pour les Etats-Unis. Est-ce qu’Haïti en profite aussi ?

Il y a eu, en particulier à partir des années 1960, une très forte émigration haïtienne vers les Etats-Unis. Et ce malgré des politiques migratoires américaines depuis longtemps très strictes à l’encontre de la population haïtienne. Le programme d’interdiction des Haïtiens, instauré en 1981, constitue l’une des premières tentatives, pour un pays, de stopper l’émigration en capturant les navires en mer. Quoi qu’il en soit, la communauté haïtienne aux Etats-Unis est aujourd’hui importante, et florissante, à Miami, New York et Boston, mais aussi dans bien d’autres régions du pays, y compris des petites villes comme Mount Olive, en Caroline du Nord. Elle contribue énormément à la vie économique des Etats-Unis, mais aussi d’Haïti, puisque l’argent envoyé par la diaspora est la source d’aide étrangère la plus importante et la plus utile. En réalité, ce que les Etats-Unis pourraient faire de plus utile, à présent, pour aider Haïti sur le plan économique, ce serait d’adopter une politique migratoire plus accueillante vis- à-vis des Haïtiens.

La littérature française est aujourd’hui bouleversée et enrichie par l’apport antillais et haïtien. Serait-ce la revanche des colonisés ?

La littérature caribéenne est remarquablement riche et ce depuis longtemps. Il y a toute une tradition de théâtre local, écrit pour partie en créole, dès le milieu du XVIIIe siècle. Depuis le XIXe siècle, Haïti, notamment, a produit de nombreuses œuvres littéraires et pièces de théâtre et au XXe siècle, des mouvements littéraires terriblement importants, notamment le spiralisme, y sont nés. La littérature haïtienne a aussi prospéré dans la diaspora et aujourd’hui, elle s’écrit en anglais, en français et en créole.


Haiti: The Aftershocks of History
de Laurent Dubois, Picador, 2013.


Entretien publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.