Éditorial

Ping-pong transatlantique

De la guerre d’indépendance au débat sur l’avortement, en passant par #MeToo et Black Lives Matter, les Français font régulièrement écho aux soubresauts de la société américaine. Sans toutefois aller jusqu’à la copie conforme.
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© Antoine Moreau-Dusault

Français et Américains n’ont cessé, depuis la naissance des Etats-Unis, de se renvoyer la balle, celle des idées dominantes. Avant de remonter aux origines, traitons de l’actualité immédiate : la triste controverse autour de l’interruption volontaire de grossesse. La décision de la Cour suprême annulant l’arrêt Roe v. Wade a suscité un écho puissant et négatif dans l’opinion française. Celle-ci, peu informée de la complexité fédérale, en a conclu que l’IVG était désormais interdite aux Etats-Unis. On sait qu’en réalité, elle relève désormais des Etats (treize l’interdisent pour le moment, dont huit sans exception), qu’elle n’est plus un droit fédéral protégé par la Constitution. Aussi, on comprend mal en France combien les églises évangélistes américaines influencent les conservateurs et déterminent leurs votes.

Sans s’embarrasser de ces nuances, le Parlement français a demandé que notre Constitution inclue dorénavant le droit à l’IVG de manière à éviter, dit-on, la contagion américaine. Nul en France ne conteste vraiment l’IVG, hormis quelques groupuscules marginaux, mais l’inscription dans la Constitution est un geste symbolique et une réaction de fière hostilité envers la droite américaine. Pas de ça chez nous, patrie des droits humains. Il se trouve aussi que la lutte contre les violences faites aux femmes est une priorité du mandat d’Emmanuel Macron. Entendez par là que nous, Français, ne sommes pas des Américains et que le pays des libertés, c’est la France et non les Etats-Unis. En filigrane, tel est en France le discours dominant, subtilement anti-américain.

Cet épisode invite à repérer, dans nos histoires croisées, quelques précédents tout aussi significatifs, dès la genèse de notre complexe relation. Si la révolution américaine fut inspirée par la philosophie française (Rousseau et Montesquieu en particulier) et britannique (John Locke surtout), la dérive idéologique de nos continents se creuse dès la prise de la Bastille et, plus encore, avec la Terreur de 1793-1794. Les premiers dirigeants américains, George Washington, John Adams et Thomas Jefferson, furent des aristocrates éclairés qui tenaient en horreur la populace et sa violence. Seul Thomas Paine s’enthousiasma pour la Révolution française, jusqu’à son incarcération dans une prison parisienne.

Depuis ces instants fondateurs, la politique extérieure française suscite une grande méfiance de la part des Américains : Napoléon Ier qui saisit les bateaux de commerce américains, Charles X qui refusa de payer aux Etats-Unis l’indemnité de guerre, Napoléon III qui sympathisa avec la Confédération sudiste, la Troisième République qui ne remboursa pas les prêts accordés pendant la Première Guerre mondiale, les guerres coloniales en Indochine et en Algérie, l’expédition de Suez, en 1956, pour sauver l’Empire français, tout cela déplut profondément aux Américains.

De Gaulle se retirant du commandement militaire de l’OTAN en 1966 et Chirac refusant, en 2003, de se joindre à la guerre en Irak ont aigri plus encore une relation détériorée. N’est-il pas surprenant que l’amitié franco-américaine y ait survécu ? Sans aucun doute parce que, dans les moments cruciaux, la crise des missiles à Cuba en 1962 ou les attentats du World Trade Center, la France s’est immédiatement rangée aux côtés des Etats-Unis. « Nous sommes tous Américains », proclama Le Monde le 13 septembre 2001, un sentiment partagé par tous les Français.

Dans cette partie de ping-pong jamais achevée, les Français font écho aux soubresauts de la société américaine. C’est, inspirés par la démocratie américaine, que les républicains français combattirent le régime impérial de Napoléon III. La statue de la Liberté fut une initiative de ces partisans de la Troisième République, menés par le juriste Edouard Laboulaye. Dans les années 1960, le style Kennedy inspira la classe politique française jusqu’à la caricature. Jean-Jacques Servan-Schreiber devint JJSS et Valéry Giscard d’Estaing, VGE. On n’imagine pas Charles de Gaulle surnommé CDG ! Nous avons aussi épousé un reaganisme à la française : à partir de 1983, nos dirigeants de gauche comme de droite s’inspirèrent directement des recettes économiques du néolibéralisme américain. Nous avons même connu des trumpistes français. Les mouvements Black Lives Matter et #MeToo furent immédiatement traduits par une mobilisation française identique.

Pour en revenir au commencement, c’est l’IVG qui maintenant nous oppose ou, plus exactement, nous distingue. Car nous n’allons jamais ni jusqu’à la rupture, ni jusqu’à la copie conforme. La récente visite d’Emmanuel Macron à Washington a illustré cette ligne de crête entre nos deux pays : ensemble, nous soutenons l’Ukraine, mais Macron et les Français sont plus disposés que Joe Biden et les Américains à négocier avec les Russes. Et pour rappeler aux Américains que Paris sera toujours Paris, capitale de la mode, figurait en bonne place, dans la délégation française, le président de Louis Vuitton, qui habille Brigitte Macron.


Editorial publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.