Vous avez vu Casablanca, le film tourné par Michael Curtiz en 1942 ? Oui, forcément : qui ne l’a pas vu? Pour mémoire, les Français d’Afrique du Nord s’y déchirent, pendant la Seconde Guerre mondiale, entre partisans du régime de Vichy et ceux de la Résistance. Eh bien, France-Amérique est né dans ces mêmes circonstances, à cette même époque, mais à New York. La communauté française locale accueillait alors quelques-uns des plus éminents artistes et intellectuels du moment, fuyant le régime de Vichy : Nadia Boulanger, André Breton, Claude Lévi-Strauss, Antoine de Saint-Exupéry…
Cette communauté était divisée, comme à Casablanca, en au moins trois clans : les pétainistes favorables au Maréchal, les partisans du général de Gaulle, soutenu par Winston Churchill, et ceux du général Giraud, le préféré de Franklin Roosevelt. De Gaulle, le meilleur propagandiste de lui-même, joua la carte de l’indépendance de la France éternelle, y compris contre les Etats-Unis. Il savait mobiliser les passions, et l’indépendance nationale en est une. A son instigation, ses partisans new-yorkais fonderont France-Amérique, un journal riche en symboles de cette France immuable : une ode à Jeanne d’Arc figure en une du premier numéro, publié le 23 mai 1943.
Paraphrasant Humphrey Bogart (Rick dans Casablanca), la création de France-Amérique fut the beginning of a beautiful friendship entre lecteurs français et gaullistes américains. De Gaulle savait que, gagnant la bataille de New York, il emporterait les Etats-Unis – la ville, à cette époque déjà, façonnait l’opinion publique. Et rien de ce qui est français n’a jamais laissé les Américains indifférents. L’inverse est tout aussi exact : les Américains ont une passion de la France et les Français une passion des Etats-Unis. Les passions déforment, par nature : aux faits, elles substituent les mythes, mais c’est avec les mythes que l’on crée des œuvres.
Si j’en reviens au film, rappelons que les personnages d’Humphrey Bogart et d’Ingrid Bergman ont rencontré le grand amour à Paris, évidemment. Il n’est d’amour que de Paris : F. Scott Fitzgerald, Gene Kelly, Woody Allen et Emily in Paris ne cesseront de le confirmer. Les Américains ont une passion pour Paris que tous les Parisiens ne partagent pas : mais allez savoir, peut-être les Américains ont-ils raison ? Paris, peut-être, est la plus belle ville du monde, celle où l’on tombe amoureux sur une chanson d’Edith Piaf. We’ll always have Paris, rappelle Humphrey Bogart à Ingrid Bergman au moment de leur séparation forcée, sur l’aérodrome de Casablanca.
A l’inverse, les Français aiment passionnément New York. Lorsque j’étais étudiant à Paris, en 1962, avec mes camarades, nous économisions toute l’année sous à sous pour nous offrir, en charter puis en Greyhound, la découverte de New York et de l’Amérique toute entière, coast to coast pour 99 dollars. Les vols charters s’appellent désormais low cost, mais la passion est inchangée. Cette passion réciproque, qui relie le sublime au populaire, de La Fayette à Emily in Paris, éclaire la longévité spectaculaire de notre journal, initialement francophone, devenu magazine bilingue.
Que nous célébrions notre 80e anniversaire est en soi stupéfiant, voire anachronique à l’heure où le Web ravage la presse écrite. Alors pourquoi sommes-nous encore là et bien décidés à poursuivre ? La passion, une fois encore : celle de directeurs qui, depuis 1943, se sont relayés pour faire vivre et évoluer France-Amérique : Henry Torrès pendant la guerre, le sénateur Jacques Habert puis Jean-Louis Turlin avec le soutien du Figaro, Louis Kyle, Guy Sorman et enfin Guénola Pellen, avec le soutien du groupe Chargeurs et de son président Michaël Fribourg. Tous, nous étions et restons persuadés que le Web ne remplacera jamais la sensualité, l’élégance et l’intelligence du papier. Des directeurs passionnés, il n’en manque pas, et des lecteurs non plus, francophiles et francophones. Sans eux, sans vous, pas de France-Amérique.
La France seule, me semble-t-il, inspire aux Etats-Unis une telle passion, pour une France idéalisée sans doute, imaginaire partiellement : mais toute civilisation n’est-elle pas une communauté imaginaire ? L’historien Ernest Renan a écrit cela il y a plus d’un siècle : pas de nation sans mythe ni passion. Ce qui à l’intérieur de France-Amérique nous oblige parfois à nous faire funambules. Chaque mois, nous guettons le juste équilibre entre la France rêvée des Américains – luxe, gastronomie, mode, châteaux – et la France qui change, plus âpre, plus avant-gardiste, plus métissée et aussi plus américanisée.
Un mot, enfin, sur notre époque douloureuse, car nous ne vivons pas dans un ailleurs. Dans le conflit qui ensanglante l’Europe de l’Est, la France et les Etats-Unis, encore une fois, sans jamais y déroger depuis près de 250 ans, sont dans le même camp, unis par une même passion : celle de l’individu libre de ses choix. De la démocratie en France et en Amérique, toujours recommencée.
Editorial publié dans le numéro de mai 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.