France-Amérique : Dans l’histoire juive, au XIXe siècle en particulier, il existe deux Terres promises : les Etats-Unis et la France.
Pierre Birnbaum : En effet, ce seront les deux destinations de l’immigration de masse vers l’Ouest dans laquelle s’engagent les juifs d’Europe centrale au XIXe siècle. Au moment où sévissent des pogroms meurtriers en Russie, en Ukraine et en Pologne, ces deux pays, dans l’accueil fait aux juifs, sont à la fois exceptionnels et totalement différents. Exceptionnels parce qu’ils accueillent les juifs et reconnaissent leur citoyenneté. C’est le cas depuis la Constitution des Etats-Unis en 1787 et en France depuis 1791 : cette citoyenneté ne leur est reconnue nulle part ailleurs. Mais, à la différence des Etats-Unis, toute l’histoire de France est hantée par un antisémitisme d’origine religieuse qui remonte au moins aux croisades. Les Etats-Unis n’ont jamais connu cette tradition. Les juifs, jusqu’aux années 1930, ne constituent qu’une nation parmi d’autres qui fondent la nouvelle société américaine.
Le moment fondateur pour les juifs aux Etats-Unis est sans doute le discours de George Washington à la synagogue de Touro, à Newport, dans le Rhode Island. Le 18 août 1790, il reconnaît aux juifs la protection et les droits accordés à toutes les autres nations, quelle que soit leur origine ou religion.
Le discours de Washington est un événement exceptionnel que l’on peut opposer au choix de la France à la même époque. Avec la Révolution, les juifs se voient reconnaître tous les droits comme individus, mais aucun comme nation. La France ne reconnaît pas les communautés, à l’inverse des Etats-Unis, ce qui va donner aux juifs américains une liberté de s’organiser bien plus grande que celle dont bénéficieront les juifs de France.
L’affaire Dreyfus, qui commence en 1894, ne marque-t-elle pas un tournant pour les juifs de France ?
Certes, oui, mais avec deux interprétations. D’un côté, on condamne un officier parce qu’il est juif mais de l’autre, un mouvement d’opinion dirigé par d’influents intellectuels et politiciens prend la défense de Dreyfus et l’innocente. Ce qui serait inconcevable en dehors de la France. L’affaire Dreyfus ne rompt donc pas totalement le lien d’affection entre les juifs et l’Etat français.
Vous démontrez que l’antisémitisme n’est pas étranger aux Etats-Unis. Quand apparaît-il ?
Il y a toujours eu un antisémitisme social aux Etats-Unis. Depuis la fin du XIXe siècle, il se traduit par des bagarres de rue et, dans les milieux sociaux les plus élevés, par l’interdiction faite aux juifs d’accéder à certains clubs ou à certaines universités. Mais ce regard antisémite ne conduit jamais à des mobilisations de masse comme en France, ni à des pogroms. Tout va changer dans les années 1930 avec l’arrivée de Franklin Roosevelt au pouvoir. Roosevelt veut construire un Etat moderne, un welfare state, et il se trouve qu’il est entouré de conseillers juifs. A l’image de l’Europe, se développe alors un antisémitisme politique qui mobilise des foules : un tournant vivement encouragé par les nazis. Le romancier Philip Roth, dans son roman Le Complot contre l’Amérique (2004), imagine la prise de pouvoir à la Maison-Blanche par un parti de caractère nazi. Mais cet antisémitisme d’extrême droite, copié sur l’Allemagne, ne débouchera évidemment aux Etats-Unis ni sur la Shoah, ni sur le régime de Vichy.
A partir des années 1930, vous écrivez, la graine de l’antisémitisme d’extrême droite est plantée et ne cessera de manifester ses effets nocifs.
En effet. On peut attribuer à cette transformation idéologique de très nombreux attentats, comme celui contre une synagogue d’Atlanta en 1958. Plus récemment, en 2018, onze juifs ont été tués dans une synagogue à Pittsburgh. Cet antisémitisme sanglant est entretenu par une littérature souvent clandestine : Les Carnets de Turner (1978), par exemple, dignes du Protocole des Sages de Sion (1903). Elle inspire des mouvements d’extrême droite, comme ceux qui se sont lancés à l’assaut du Capitole. La thèse du « grand remplacement », inventée par l’écrivain français Renaud Camus en 2010 a été importée aux Etats-Unis, où elle est souvent citée par les militants d’extrême droite.
Grande différence entre la France et les Etats-Unis, l’expression publique du racisme et de l’antisémitisme est interdite en France par la loi Gayssot de 1990. Mais elle est protégée aux Etats-Unis par le premier amendement. Qu’est-ce qui est préférable ?
Il est impossible de comparer. La loi Gayssot a le mérite d’interdire l’expression publique de la haine antisémite. Le premier amendement est une garantie exceptionnelle de toute liberté d’expression. Ce qui est le mieux, je l’ignore.
La guerre à Gaza va-t-elle modifier la situation des juifs en France comme aux Etats-Unis ?
Cette guerre est un tournant dans l’histoire juive. Il est encore difficile de savoir jusqu’où la critique d’Israël conduira à un antisémitisme renouvelé. Mais il est à craindre que, en France comme aux Etats-Unis, la confusion entre Israéliens et juifs va s’accroître. Cette guerre va-t-elle éloigner les juifs de la diaspora de l’Etat d’Israël ou les rapprocher ? Il est trop tôt pour conclure.
Mais on constate dans nos deux pays une même passion, virulente, pro-palestinienne et anti-israélienne, qui émane avant tout de l’extrême gauche.
Oui, mais avec une singularité distincte dans chaque pays. En France, c’est le déclin du marxisme et de la classe ouvrière qui conduit nombre d’intellectuels et militants à remplacer le prolétariat par la Palestine. Avec une stratégie électorale orientée vers certains quartiers où les musulmans sont nombreux. Aux Etats-Unis, c’est surtout la politique des identités, le wokisme et la dénonciation de l’homme blanc, auquel sont assimilés les juifs, qui suscitent cette nouvelle passion en faveur de la Palestine. Elle aura aussi des conséquences électorales chez les démocrates.
Les larmes de l’histoire : De Kichinev à Pittsburgh de Pierre Birnbaum, Gallimard, 2022.