France-Amérique : Vous abordez Picasso sous un angle inédit, celui de la migration. Etait-il étranger en France ou de nulle part, en dehors de l’univers qu’il a créé ?
Annie Cohen-Solal : Picasso vivait dans un espace différent de celui des frontières nationales. Lorsqu’il a déposé une demande de naturalisation française [refusée] en avril 1940 [au début de la Seconde Guerre mondiale], c’est parce qu’il se sentait en danger de mort. Mais je pense qu’étant donné les strates dont il était constitué, Andalou, Galicien, Castillan et Catalan, son passeport ne le définissait pas. Il était cosmopolite, se sentant davantage défini par « la sphère de la Méditerranée ».
Picasso n’a jamais été français. Comment est-ce possible, puisqu’il a vécu à Paris puis à Vallauris, dans le sud de la France, de 1900 jusqu’à sa mort en 1973 ?
Picasso est arrivé en France à un moment difficile, après l’affaire Dreyfus et une vague d’attentats anarchistes. C’est une période qui institue pour la première fois « la distinction du national et de l’immigré ». Picasso dut donc se procurer une carte d’identité d’étranger, renouvelable tous les quatre ans, au commissariat de police, sur laquelle, dès 1936, il dut apposer ses empreintes digitales. Il aurait pu devenir français en 1927, la loi n’exigeant alors que trois ans de résidence sur le territoire, mais Picasso n’en a pas fait la demande. La seule demande qu’il ait déposée, en avril 1940, a été refusée. Plus tard, dans les années 1960, le Premier ministre Georges Pompidou et le ministre de la Culture André Malraux lui ont proposé naturalisation et Légion d’honneur sur un plateau d’argent : il a tout refusé.
La police française suspecte Picasso, pendant cinquante ans, pour ses sympathies anarchistes, pacifistes, puis communistes. Dressez-vous, par-delà l’artiste, le procès d’une France peu accueillante ?
La France de la première moitié du XXe siècle est obsédée par l’idée de « pureté nationale ». On voit des vagues de xénophobie au gré des guerres et des crises économiques. Néanmoins, certaines attitudes persistent, comme persiste aussi « le pouvoir extravagant des agents de guichet », comme celui d’Emile Chevalier, qui refusa la naturalisation de Picasso en 1940.
Picasso devient artiste à Barcelone, foyer de création en son temps et aujourd’hui encore. En 1900, il part pour Paris. La capitale française était-elle la destination nécessaire pour tout artiste ambitieux ?
Absolument, Paris était la mecque de l’art pour les artistes de tous les pays du monde, avec les meilleurs musées, les meilleures écoles, les meilleurs critiques et une émulation incroyable.
Qu’est-ce que l’Ecole de Paris, sachant que vous n’aimez pas cette expression ?
Le terme « Ecole de Paris », inventé par le critique français André Warnod en 1925, désignait cet ensemble d’artistes vivants mais non académiques dont beaucoup, arrivés dans la capitale dès 1900, se trouvent dans une situation paradoxale. La ville leur offre la richesse de ses musées, la convivialité de ses cafés, la chaleur de cette population composite où ils se mêlent aux artistes français, se soudent et se reconnaissent, mais dans une sous-culture et un milieu marginalisé. Dans ce contexte, Picasso est un cas à part, puisqu’il reste une individualité et, à l’opposé de Chagall par exemple, ne cherche pas à devenir français.
New York a depuis remplacé Paris. Est-ce une conséquence de la Deuxième Guerre mondiale et de l’exil des Européens ou le signe d’un repli français ?
Ces deux temporalités coexistent : d’un côté, la France pays protecteur de ses traditions, corseté par la toute-puissance de l’Académie des beaux-arts et de l’Etat dans les musées ; de l’autre, les Etats-Unis, un pays qui, d’une part, s’est enrichi rapidement et a constitué des collections et des institutions – en achetant ce que les Européens ne voulaient pas, notamment les impressionnistes – et qui, d’autre part, a bénéficié de vagues successives d’immigration européenne depuis la fin du XIXe siècle, dues aux pogroms dans l’empire russe, à la Première Guerre mondiale, puis à la montée des fascismes. Pour ma part, je pense qu’il faut remonter à la fin de la guerre de Sécession et non pas seulement à la Deuxième Guerre mondiale, événement capital, mais qui ne fait que parachever une dynamique en place depuis près d’un siècle.
New York n’est-elle pas à son tour dépassée par la Californie, voire Berlin ou Séoul ? Le centre est partout, non ?
Oui, absolument. Depuis la légendaire exposition Magiciens de la terre, au Centre Pompidou et à la grande halle de la Villette à Paris en 1989, on observe une ouverture de ce système qui restait purement occidental, avec la naissance de biennales d’art sur tous les continents, l’émergence de « commissaires nomades » et l’éclosion d’une pluralité de lieux.
Existe-t-il une relation éternelle entre l’art et l’exil ? L’artiste est-il toujours un métèque ?
L’artiste, comme l’a très bien montré Giorgio Vasari dans ses Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, qui porte sur la Renaissance italienne, a toujours dû se déplacer pour s’ancrer dans un centre artistique où trouver les meilleurs maîtres et les meilleurs mécènes. Le déplacement provoque une perte de repères spatiaux, historiques et linguistiques, mais il peut également devenir une occasion de stimulation et de créativité extraordinaires.
Un étranger nommé Picasso d’Annie Cohen-Solal, Fayard, 2021.
Entretien publié dans le numéro de mai 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.