France-Amérique : Pourquoi avez-vous décidé de reprendre vos carnets de 1980, plus de quarante ans après votre voyage en Californie ?
Pascal Dibie : Je lorgnais depuis un bon moment sur mes carnets de terrain, que j’avais mis dans un placard. Je les regardais vieillir et les reprenais de temps en temps pour me rafraîchir la mémoire. Après mon dernier livre, Ethnologie du bureau (2020), j’ai eu envie de mettre fin à ce genre de travail d’érudition et de raconter mes voyages. J’ai de quoi faire dix ou quinze livres ! Donc j’ai commencé par le début : ce voyage aux Etats-Unis dans lequel je me suis retrouvé embarqué. Je me suis rendu compte que je notais énormément de choses, sans discipline, parce que tout me paraissait signifiant. Ce qui m’intéresse le plus dans la technique du carnet, c’est qu’il faut noter même si vos yeux ne le croient pas.
Dans quelles circonstances êtes-vous parti ?
Le voyage pour le voyage ne m’intéresse pas. J’aime partir quelque part avec un projet. J’étais proche de l’historien des sciences Serge Moscovici, un des principaux théoriciens de l’écologie politique. Il m’a demandé d’aller à l’université de Berkeley pour étudier l’écologie humaine et en tirer un livre. Finalement, le bonheur du quotidien s’est imposé au trentenaire que j’étais. Après avoir vécu dans une colocation à Santa Cruz, je suis allé à Big Sur, qui a pris l’espace du bonheur.
Avez-vous ressenti un décalage entre la France et les Etats-Unis sur les questions liées à l’écologie ?
Nous venions de créer en 1970 la branche française des Amis de la Terre. L’écologie était liée au féminisme, avec des personnes comme Françoise d’Eaubonne [qui animait le groupe Écologie et féminisme au sein du Mouvement de libération des femmes]. En face, les marxistes trouvaient l’écologie un peu légère par rapport à la question du prolétariat et de la transformation du monde. J’étais déjà dans une réflexion assez proche de la communauté californienne dans laquelle j’allais entrer. J’avais aussi fait beaucoup de yoga, ce qui m’a rapproché de leur mode de vie. Je me suis trouvé très à l’aise aux Etats-Unis.
Quels types de gens vivaient dans cette communauté ?
Il y avait l’idée de la sortie du monde capitaliste et industriel. Ma génération n’a pas été marquée par la guerre du Vietnam. La plupart des jeunes n’étaient pas des bourgeois, contrairement à moi qui suis un bourgeois français. Surtout, il ne faut pas oublier que c’étaient des marijuana farmers. Ils cultivaient de la sinsemilla alors que c’était interdit. C’était une forme de délinquance pas du tout agressive, presque autorisée par l’ensemble de la société. A Santa Cruz, les hippies en jeans et cheveux longs ne suscitaient aucune crainte.
Quelle était la différence entre les communautés californiennes et celles qui ont émergé en France après Mai 68, que vous avez aussi connues ?
En Californie, nous avions chacun nos cabanes, sans obligation à la communauté. Chacun avait son mode de vie tout en œuvrant dans le respect d’autrui. Alors que dans la communauté française où j’étais, du côté de Fontainebleau, nous avions une organisation avec les jours de vaisselle, des tâches assignées, etc. La communauté avait un sens idéologique. Les gens s’installaient à la campagne, nous libérions les bords de Seine en créant des potagers ouverts, mais dans notre vision française, c’étaient des actes révolutionnaires. Aux Etats-Unis, la question n’était même pas posée. Peut-être que j’étais chez des bandits, tout simplement ? Mais comme les choses allaient de soi, personne n’empiétait sur le territoire de l’autre. Je n’ai jamais vu un policier. C’étaient des circuits doux, des vies familiales. Surtout, ce qui me plaisait beaucoup, c’est qu’il n’y avait jamais de jugement. La communauté était plus liée par l’affection que par la production d’exemples. Ce qui me frappait, c’est l’incroyable ouverture, la tentative constante d’essayer de construire quelque chose en harmonie. C’est, au fond, le trajet que proposait Henry David Thoreau dans Walden ou la Vie dans les bois.
Vous avez pris de nombreuses photos et vécu des aventures cocasses à Big Sur. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ou amusé ?
Nous allions nous baigner dans les trous d’eau tous ensemble, nous vivions naturistes. Mais c’était en même temps très puritain. Un Américain nu se comporte comme s’il était à un cocktail. Il s’exprime de la même manière, avec de grandes exclamations. Nous parlions beaucoup de nourriture. Nos intestins nous intéressaient énormément. Ça me fait rire parce que dans ma vie familiale, nous ne nous posions pas la question de savoir ce que nous allions manger ! En relisant mes notes, je me rends compte que tout le monde parlait de ce qu’il allait manger, de ce qui faisait digérer. Je raconte dans le livre l’ensauvagement de mon corps. Petit à petit, je me suis mis à marcher pieds nus, ce que je n’avais jamais fait. Même si le sol était très doux, ce n’était pas évident du tout. Je me suis aussi mis à élever des chèvres. J’ai grandi dans un milieu rural, donc je savais ce qu’était une chèvre, une vache. Je n’avais pas spécialement peur de ça. Mais il a fallu que je réapprenne des gestes, toucher des poules par exemple. Finalement, une poule, c’est très sympa, c’est câlin, c’est amusant.
Comment expliquez-vous que, pendant quarante ans, toutes ces réflexions n’aient pas été importées en France ?
Je pense que la société française n’aime pas beaucoup évoluer et changer de critères de production. Le patriarcat a été remué, et ce n’est pas fini. #MeToo est une importation directe des Etats-Unis. En Amérique à l’époque, les corps commençaient à se transformer. La pensée du corps contrastait avec notre pensée européenne du maintien. Toute mon enfance, on m’a appris à rester des heures assis derrière un pupitre. Pour un Français dans les années 1980, l’Amérique offrait un sentiment de modernité par la liberté. En France, vous pouviez facilement décrire la société par catégories. Vous saviez si quelqu’un était de gauche ou de droite, s’il était catholique ou non. Les villages étaient divisés entre les communistes et les catholiques. Vous aviez un système social immédiatement lisible. En Amérique, c’est très différent parce que chacun devient un individu. Mais aujourd’hui je dirais la même chose de la France, où les gens se sentent des individus.
Après cette expérience, quelles ont été vos relations avec l’Amérique ?
Je projette d’écrire cinq livres sur les Etats-Unis. Le prochain s’intitulera On a jugé Reagan. Il traitera des Amérindiens et de la façon dont on a fait un tribunal de la politique indienne des Etats-Unis. J’étais ami avec Dennis Banks, que j’allais voir en prison, Russell Means et tous les membres de l’American Indian Movement. Je suis beaucoup allé dans le Dakota du Sud. J’ai même partagé pendant quinze jours un motel de Rapid City avec Floyd Westerman, qui joue le chef « Dix Ours » dans le film Danse avec les loups de Kevin Costner. Ensuite, j’ai refait entièrement le voyage de Claude Lévi-Strauss pour une biographie que je n’ai jamais écrite. Je suis resté un moment à New York, où il a été consul, puis je suis reparti en Amérique du Sud, chez les Bororos et les Caduveos. Après, j’ai fait un voyage extraordinaire dans l’Amérique des riches, à l’invitation de l’office du tourisme américain à Paris. J’étais tous les soirs dans un immense hôtel, c’était absurde mais très drôle. Donc je suis beaucoup allé aux Etats-Unis, presque sans m’en rendre compte. J’ai aussi fait venir des natifs américains en France, à l’université et chez moi, en Bourgogne. Ce sont des échanges. Je ne ressens pas de fascination pour l’Amérique, plutôt une espèce de proximité tendre.
California Dream : Voyage chez les rêveurs d’avenir de Pascal Dibie, Editions Métailié, 2023.
Entretien publié dans le numéro de décembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.