Avec tout le brouhaha autour des Jeux olympiques de Paris 2024, un évènement pourtant immanquable semble avoir échappé à l’attention du public français : le Championnat du monde de l’œuf mayonnaise. Si elle n’attire pas la même couverture médiatique que, mettons, le 100 mètres haies, cette compétition annuelle est tout aussi concurrentielle et, vue de l’étranger, culturellement plus importante. C’est le critique gastronomique Claude Lebey qui l’a lancée dans les années 1990 afin de lutter contre l’engouement suscité par une cuisine de l’excès, sur-complexe et sur-glorifiée – comme la gastronomie moléculaire –, qui avait éclipsé la cuisine traditionnelle jusqu’à occulter la mission première des restaurants : alimenter et nourrir.
Claude Lebey s’inquiétait notamment de la disparition des bistros, établissements authentiques qui avaient longtemps formé la colonne vertébrale de la cuisine française la plus essentielle. Selon l’Insee, entre 1960 et 2019, le nombre de bistros en France est tombé de 200 000 à 34 000. Rien qu’à Paris, environ 300 ont mis la clé sous la porte entre 2014 et 2018. Face à cette hécatombe, Claude Lebey a lancé une campagne pour les relancer et les faire reconnaître par l’UNESCO comme autant de bastions de la tradition culinaire française. Pour lui, le symbole comestible de cette tradition est le très humble œuf mayo, qu’il juge « aussi indispensable à la cuisine que le trombone au travail de bureau ». Tout est dans la simplicité. Pas de cueillette expérimentale, de déconstruction ni de pré-assemblage ; pas de sensation en bouche ni de micro-saisonnalité ; juste l’aliment brut, sans descriptions sophistiquées. (Une étude menée par Dan Jurafsky, professeur de linguistique à Stanford, a établi qu’un restaurant décrivant un plat par de longs mots facture ce même plat plus cher : 18 centimes en plus par lettre !)
Que ce soit grâce aux efforts de Claude Lebey et de ses acolytes, à cause des restrictions budgétaires dues à une inflation galopante, ou suite à une combinaison des deux, la cuisine traditionnelle est de nouveau à la carte. Quiconque a visité Paris ou une grande ville française ces dernières années n’aura pas manqué de remarquer le phénomène apparemment récent du bouillon, établissement sans chichi et à petits prix, où un entrée-plat-dessert coûte moins de 20 euros. Dans la hiérarchie de la restauration hors domicile (RHD), les bouillons se classent en dessous des restaurants et des bistros – une RHD comme à la maison ou presque. Mais ils sont loin d’être nouveaux.
Créés au XVIIIe siècle, ils ont à vrai dire plus en commun avec la philosophie des Lumières qu’avec la cuisine gastronomique. Bien que leur véritable origine fasse débat, le consensus veut que le bouillon ait été inventé par Mathurin Roze de Chantoiseau, économiste et disciple de Jean-Jacques Rousseau. Ce gentilhomme était convaincu que le secret d’une bonne santé résidait dans une alimentation simple, et non dans le régime gras et riche en viande de l’aristocratie. Le plat le plus sain, affirme-t-il, est un nutritif bouillon, terme dérivant du verbe « bouillir ». En 1765, Chantoiseau aurait installé quelques tables avec plateau en marbre dans une boulangerie parisienne et invité les faméliques à se rassasier avec un bol de bouillon fumant. Son argument de vente unique se résumait à une expression latine utilisant le verbe restaurare, « restaurer ». Son « bouillon restaurant » est devenu si populaire que l’adjectif finit par être nominalisé, « restaurant » devenant un lieu et non plus un attribut.

Après la révolution de 1789, le terme traversa l’Atlantique quand de nombreux cuisiniers français perdirent leur emploi (leurs patrons ayant perdu leur tête) et fuirent en Amérique. En 1793, à Boston, l’un d’eux, un certain Jean-Baptiste Julien, ouvrit Julien’s Restorator pour y servir des viandes et des bouillons équilibrés à un public enthousiaste mais sans le sou. En anglais américain, restorator est ainsi devenu un nom commun désignant un établissement de restauration public, au même titre que dining hall et victualizing house, avant d’être progressivement remplacé au XIXe siècle par restaurant, aux connotations françaises plus chics.
En France, à la même période, les restaurants sont devenus plus sophistiqués, plus chers et hors de portée des travailleurs, créant un vide sur le marché. En 1860, Pierre-Louis Duval, boucher de son état, eut l’idée d’ouvrir à Paris un lieu où les ouvriers recevraient un repas sain et chaud pour quelques sous. Pierre-Louis Duval n’était toutefois pas philanthrope : face à une clientèle haut de gamme affectionnant peu les bas morceaux, il cherchait un moyen d’utiliser ces derniers de façon à réduire le gaspillage tout en améliorant son bénéfice net. Sa trouvaille consista en une vaste salle à manger de 800 places, qui servait une seule spécialité (ou plat signature, comme on dirait aujourd’hui) : un ragout de bœuf arrosé de bouillon de légumes.
La proposition emporta un succès immédiat et le bouillon renaquit de ses cendres, cette fois comme lieu où manger. Pierre-Louis Duval ouvrit plusieurs autres établissements à travers la capitale, en soignant toujours les détails – couverts appropriés, assiettes en porcelaine, serveuses en bonnet et tablier – ce qui donnait au client le sentiment d’être quelqu’un. Concrètement, Pierre-Louis Duval prit le contrôle de toute la chaîne alimentaire, de l’abattoir à la table, créant de fait la première activité de restauration rapide avant l’invention même du concept. D’habiles concurrents y virent vite une opportunité, et les bouillons poussèrent comme des champignons dans tout Paris : plus de 200 étaient en activité à la fin des années 1800. L’accent était mis sur la décoration intérieure, grand nombre d’établissements arborant un cadre Art nouveau raffiné.


Ces bouillons nouvelle génération commencèrent à attirer la classe moyenne et, comme les restaurants, montèrent en gamme au point de devenir à nouveau inaccessibles pour leur cible initiale. Leur raison d’être s’est peu à peu dissipée, et la plupart ont fermé durant l’entre-deux-guerres. Dans les années 1980, le seul rescapé notable était l’un des premiers établissements du genre, le Bouillon Chartier, dans le 9e arrondissement, fondé en 1896 par les deux frères éponymes. Les années qui suivirent, Chartier devint une institution parisienne, fréquentée par des étudiants peu fortunés, des travailleurs en pause déjeuner, des familles en habits du dimanche, des célébrités s’encanaillant parmi les gens du peuple et, finalement, des hordes de touristes ébahis. Malgré sa popularité, le menu traditionnel du bouillon, composé de plats typiquement français faits maison, ne succomba pas à la mode, hormis une étrange incursion de la tomate-mozzarella.
Chartier et la tradition du bouillon auraient pu rester les témoins nostalgiques d’un passé révolu si l’industrie de la restauration n’avait pas essuyé une série de revers au début de ce siècle. La hausse des coûts de main d’œuvre et des aliments, la lassitude des clients à force de repas raffinés, la marche triomphale des sandwicheries et des chaînes de restauration rapide, et les joies de la livraison à domicile ont contraint des centaines de restaurants à fermer sur l’ensemble du territoire français. Pour endiguer ce déclin, les propriétaires de plusieurs brasseries gastronomiques de Paris ont décidé à la fin des années 2010 de raviver la tradition de la cuisine populaire pour reconquérir les mangeurs près de leurs sous. Ils ont acheté Chartier puis d’autres bouillons qui avaient connu des destins divers au fil des ans et en ont restauré les ornements et revu les menus pour se concentrer sur la cuisine traditionnelle. Et tout comme au début des années 1860, des concurrents – y compris un chef multi-étoilé – ont rapidement ouvert des établissements similaires et contribué à lancer une tendance encore en vogue aujourd’hui, dans la capitale comme dans d’autres grandes villes.
Pourtant, malgré leur image simple et populaire, ces nouveaux bouillons accueillent une clientèle issue, pour l’essentiel, de la classe moyenne. Loïc Bienassis, historien et spécialiste du patrimoine culinaire français, s’amuse de ce décalage. « Ce qui fait le succès des bouillons actuels est de jouer sur la carte sensible de la tradition », observe-t-il. « Alors que paradoxalement, celui des anciens bouillons Duval était basé, lui, sur la modernité qu’ils proposaient. » Alors, le bouillon nouvelle version est-il la résurgence bienvenue d’une tradition démocratique abordable ou un coup marketing qui exploite le filon de la nostalgie ? Pourquoi ne pas aller juger par vous-mêmes ? Pensez en tout cas à commander un œuf mayo.
Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.