Comme tous les jeudis à 18 heures, Gautier Coiffard a poussé contre le mur la table en bois massif du salon et déployé un plan de travail en inox. En t-shirt blanc de mitron, le geste précis et efficace, il divise une boule de pâte farinée en quatre portions égales, qu’il place dans des paniers en osier, les « bannetons ». Les futurs pains de campagne – ou « bâtards » – reposeront ainsi pendant trente minutes, puis au frigo pendant huit à dix heures, avant de rejoindre le four. Dans la cuisine, son épouse Ashley surveille la cuisson d’une fournée de croissants et, armée d’un pinceau imbibé de jaune d’œuf, prépare déjà la suivante.
Voilà plus d’un an que le couple franco-américain – il est originaire de Grenoble, elle de Long Island – a converti leur appartement de Cobble Hill, à Brooklyn, en home bakery. Ils cuisent jusqu’à huit pains de campagne et vingt baguettes par jour, qu’ils vendent, du jeudi au dimanche, via un site web et une page Instagram (@Lappartement4F). « J’ai fait beaucoup d’essais et d’erreurs avant d’obtenir un pain qui me plaise », témoigne le Français, qui travaille pendant la journée comme ingénieur informaticien. « On a posté le menu en ligne en mai 2020 et c’est parti d’un coup ! » [Le couple a récemment signé le bail pour une boutique au 115 Montague Street, à Brooklyn. Ouverture prévue pour la fin de l’été !]
La ruée vers le four
Lorsque la pandémie de Covid-19 a frappé les Etats-Unis, nombreux sont ceux qui se sont tournés vers la cuisine pour s’occuper, se changer les idées ou combler un manque à gagner. Au point de déclencher un véritable baking boom. Œufs, beurre et levure se sont volatilisés. Les réserves de farine du distributeur américain King Arthur se sont envolées en moins de dix jours et les ventes de mixeurs Kitchenaid ont augmenté de 25 %. Nombre d’amateurs ont profité des cottage food laws de leur Etat, qui autorisent la commercialisation de certaines denrées alimentaires produites à la maison, pour créer leur micro-boulangerie.
C’est le cas d’Arnaud Hubert et de sa femme en Californie. « Nous étions tous les deux au chômage, sans revenus et avec beaucoup de temps libre. Pourquoi ne pas vendre les madeleines et les bagels que je cuisinais déjà ? » C’est ainsi que le couple franco-américain, qui vit au cœur des vignobles au nord du comté de Napa, a créé Playflight Farm & Bakery (@PlayflightFarmBakery) en juin 2020. « Les bénéfices nous permettent de payer l’électricité, nos téléphones portables et une ou deux autres factures, mais ce n’est pas encore assez pour payer les traites de la maison. Nous sommes limités par la capacité de notre four. »
Le problème est récurrent chez les boulangers à domicile. Dans son appartement du West Village, à Manhattan, Richaud Valls (@Richaud.NYC) était limité à trois baguettes par fournée. Un lot que l’acteur au chômage s’empressait d’aller livrer, à vélo, avant d’enfourner trois nouvelles baguettes. L’histoire du boulanger infatigable, publiée dans Forbes, a séduit le restaurant Benoit d’Alain Ducasse, qui lui a offert d’utiliser leurs fours en échange de son pain. « Je suis maintenant leur fournisseur officiel: C’est pas mal pour un mec qui n’avait jamais fait de boulangerie de sa vie », rayonne le Français de 48 ans, qui compte parmi ses clients trois autres restaurants à Manhattan et plus de 300 particuliers. « Je cherche maintenant à louer une boutique. »
S’étendre ou ne pas s’étendre ?
A Los Angeles, Marie Delepière pense aussi à développer sa production. Le laminoir électrique qu’elle vient d’acheter lui permet de préparer jusqu’à 300 croissants par jour, mais son four de ménagère est trop petit pour une telle cadence. « Cet investissement appelle une cuisine plus adaptée », explique la Française, qui travaillait dans l’événementiel à New York lorsque la pandémie s’est déclarée et a fondé Home Sweet Nest Bakery (@MarieDelepiere) pour compenser la perte de son revenu. « Louer un laboratoire professionnel me permettra de réduire mes frais de production en achetant le beurre et la farine en gros. Je n’ai pas la place de stocker chez moi une palette de quarante sacs de farine ! »
Mais pour l’heure, elle doit recréer en Californie la communauté qu’elle a perdue lorsqu’elle a quitté New York. Alors lorsqu’elle ne prépare pas des croissants, madeleines, tartes tropéziennes ou beignets aux pommes, Marie Delepière pianote sur son téléphone. Elle poste des photos et vidéos sur sa page Instagram, répond aux questions de ses 850 abonnés et échange avec d’autres professionnels – Jean-Marie Lanio, auteur du Grand livre de la boulangerie et du Grand livre de la viennoiserie, n’a pas hésité à lui venir en aide. « Je passe presque plus de temps à produire des contenus pour Instagram qu’à cuisiner », souffle-t-elle. « C’est une activité à part entière ! »
Apprivoiser les réseaux sociaux
A cette échelle, savoir vendre son affaire est aussi important, sinon plus, que de savoir préparer un fondant au chocolat. C’est là qu’interviennent les séminaires d’Amanda Jonsay. L’entrepreneure californienne, fondatrice de Just Bakecause, guide depuis 2018 les boulangers amateurs qui sautent le pas. Alice Brisset a suivi son cours sur cinq semaines intitulé « Comment lancer sa home bakery sur Instagram » avant d’ouvrir Goûté Bakery (@Goute.SF) au mois de janvier. « Elle nous a donné des conseils pour définir notre clientèle idéale, écrire les textes qui accompagnent les photos et utiliser les hashtags à notre avantage », explique la Lyonnaise, installée à San Francisco depuis six ans. « Ça m’a donné la confiance de me lancer. »
La pâtissière a fait du financier et du fraisier sa spécialité (« Je veux être sûre de mes compétences avant de vendre les éclairs au chocolat que tout le monde me réclame ! ») et reçoit une trentaine de commandes chaque semaine. Elle commence à dégager des bénéfices de son activité, mais la tâche reste dure. « Je travaille à plein temps à côté ; ça m’arrive de pâtisser jusqu’à minuit pour remplir une commande. C’est stressant, mais les retours de mes clients me font oublier les coups durs. J’ai l’impression d’avoir plus d’impact que dans mon travail dans le marketing. »
De la farine dans le sang
Un désir similaire anime Laurent Flechoux, qui a créé Maison Flèche (@Fleche) à New York en avril 2020. Petit-fils et fils de boulanger, le trentenaire a embrassé le savoir-faire familial après une « carrière abstraite » passée dans la publicité et les nouvelles technologies. Il se reconnaît dans le nombre croissant de diplômés de grandes écoles qui se réorientent vers les métiers manuels – ce que le journaliste Jean-Laurent Cassely a appelé dans son livre « la révolte des premiers de la classe ». La boulangerie, explique Laurent Flechoux, est « un retour à mes racines », à « une vie plus simple ». Plus simple, mais non sans son lot d’obstacles et d’apprentissages. « Je me suis cassé les genoux en faisant moi-même les livraisons en vélo entre Brooklyn et Harlem après douze heures passées à pétrir la pâte à la main. » Grâce aux recettes engrangées, il a pu investir dans un mixeur professionnel et a récemment recruté un coursier à mi-temps. « Je bosse maintenant entre 4 heures et 14 heures puis le livreur prend le relai. Mon rythme est plus productif, ce qui me laisse d’avantage de temps pour m’occuper de mes enfants, et j’arrive tout juste à me payer un salaire. »
L’importance du marché
Autre ville, autre bilan. A Austin, où le coût de la vie est moins élevé qu’à New York et les pâtisseries tricolores plus rares, Hyacinthe Romain jouit d’un relatif monopole auprès de la communauté française installée dans le nord-ouest de la ville. Infirmière à Paris puis à Manhattan, elle a créé son entreprise, Meringue & Co. (@MeringueAndCo_ATX), peu après son arrivée au Texas en avril 2020. Après six mois chez elle, elle loue désormais une cuisine commerciale et a depuis peu une associée et une employée, françaises elles aussi. « Je me verse un salaire et j’investis le reste des bénéfices dans la pâtisserie. »
Avant d’inaugurer une boutique, explique-t-elle, « je préfère accroître la production, enrichir le menu et développer les livraisons et les expéditions ; un magasin représente un gros investissement ». Difficile de faire gonfler l’affaire sans impacter la vie de famille, ajoute Morgane Bonnin, cofondatrice avec son mari de Bonnin’s Bakery (@BonninsBakery) à Woodstock, au nord-ouest d’Atlanta. Jeune maman, elle s’occupe des livraisons, des expéditions et du compte Instagram et son mari, chef pâtissier pendant la semaine, s’occupe de la home bakery familiale pendant ses deux jours de repos.
« Nous vendons des brioches, des pains à hamburgers et des cookies inspirés des palets bretons, des choses relativement faciles et rapides à faire dans la cuisine associative que nous louons », explique-t-elle. « Je reçois deux à trois commandes par semaine : notre activité se met en place petit à petit. La Covid a précipité nos projets. Sans ça, nous aurions ouvert notre boutique d’ici deux ou trois ans. Cette expérience nous sert de test. » A Los Angeles, Marie Delepière est éreintée mais ravie : « Cette période a été un cadeau pour moi : j’ai osé réaliser mon rêve ! »
Article publié dans le numéro de mai 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.