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La gastronomie française fait l’école buissonnière

A la table d’Emmanuelle Delteil, on ne trouve ni nappe blanche, ni couverts en argent. La présentatrice et productrice de l’émission Papilles, disponible sur TV5MONDEplus, nous fait vivre la gastronomie à la bonne franquette ! Chaque épisode met en valeur un terroir et un chef renommé, que l’on découvre au naturel avec ses employés et ses clients, ses fournisseurs et ses admirateurs, ses mentors et ses protégés, ses confrères et ses amis.
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© Emmanuelle Delteil

France-Amérique : Comment cette succession d’« itinéraires gourmands » à travers la France est-elle née ?

Emmanuelle Delteil : En 2000, j’ai imaginé un concept de balade à la rencontre de chefs, qui s’appelait déjà Papilles. Alors journaliste pour RMC, j’ai parcouru l’Europe du Sud – Barcelone, Porto, Naples – avec une petite équipe de tournage, au fil des recommandations du chef Alain Ducasse, avec qui j’avais animé une chronique gastronomique. Quelques années plus tard, j’ai repris des études à Paris pour mieux comprendre la prise de vue et devenir cadreur et caméraman. C’est alors que je suis revenue à Papilles, une deuxième version. Mais cette fois, je voulais visiter les régions françaises à travers leurs territoires et leurs spécialités, guidée par leurs cuisiniers : la Provence avec Jacques Maximin, qui est devenu le parrain de l’émission, la Moselle avec Michel Roth, le Finistère avec Patrick Jeffroy…

Comment choisissez-vous les chefs que vous rencontrez ?

Il n’y a pas de règles. Certains sont Meilleur ouvriers de France, d’autres ont reçu le Bocuse d’or et d’autres encore n’ont rien reçu du tout. Certains ont trois étoiles, d’autres ont rendu leurs étoiles. C’est une forme de relais. Chaque chef me renvoie vers un collègue, et beaucoup viennent maintenant vers moi et m’invitent à venir filmer dans leur restaurant. J’échange beaucoup avec les chefs au téléphone en amont, donc d’une certaine manière, nous nous connaissons déjà lorsque le tournage commence. Même Eric Pras, qui est extrêmement discret, s’est prêté au jeu !

En résulte une grande familiarité qui fait la force de l’émission. Etait-ce un parti pris ?

Papilles, c’est une aventure humaine. Je passe au moins trois jours avec chaque chef, ce qui est considérable étant donné leur emploi du temps chargé. Pour eux, c’est presque comme des vacances. Je les fais sortir de leur cuisine pour les filmer en bateau, en traineau, aux commandes d’une dameuse ou en train de jouer au babyfoot sur la pelouse du FC Metz ! Nous faisons ce qu’ils n’ont pas le temps de faire en temps normal. Pour mon tournage avec Thierry Marx à Nice, sachant qu’il aime la moto, j’ai réservé deux Ducati et nous allons aller rouler ensemble. J’ai passé mon permis il y a trois mois. Je suis montée en selle derrière Sébastien Ripari pour le besoin d’un tournage à Paris et je me suis dit : « La prochaine fois, il faut que je sois sur ma propre moto ! »

Vous êtes très présente à l’écran. Vous blaguez avec les chefs en cuisine, mettez la main à la pâte, goûtez une vinaigrette, humez les fumets qui s’échappent des casseroles, taillez le bout de gras avec le boucher, claquez la bise au pêcheur et infiltrez même une réunion de famille !

Je suis comme ça. Je surprends mes invités, je les amuse et ils me donnent de leur personne en retour. Et après, nous passons à table ! Ce qui ressort souvent des critiques que je reçois, c’est le ton naturel que je donne à travers ces rencontres. « Vous nous embarquez avec vous », me dit-on souvent, « et j’avais l’impression que tous les chefs étaient vos amis ». Si vous êtes tenus en haleine pendant les 26 minutes que dure chaque épisode, c’est la cerise sur le gâteau.

Vous avez filmé un épisode en Camargue avec la cheffe étoilée Flora Mikula, la seule femme présentée sur les dix épisodes de la première saison. Pourquoi une telle disparité ?

Dans cet épisode intervient aussi Georgiana Viou, originaire du Bénin et à la tête du restaurant Rouge à Nîmes, qui est devenue en mars la première femme africaine à recevoir une étoile Michelin. Mais la cuisine reste un univers très masculin, très machiste. Flora Mikula a dû se battre pour obtenir le droit d’intégrer l’Ecole hôtelière d’Avignon ! « Ce n’était pas évident à l’époque : les femmes, on n’en voulait pas dans le métier », explique-t-elle à propos de ses débuts dans les années 1980. Ça évolue aujourd’hui, et les femmes commencent à s’imposer. Si beaucoup de cheffes sont encore réticentes à se mettre en avant et refusent de m’accueillir, les jeunes, habituées aux réseaux sociaux, hésitent moins.

Vous suivez le milieu de la gastronomie depuis le début de votre carrière. Comme a-t-il évolué avec le temps ?

Lorsque j’ai proposé Papilles, le sujet n’intéressait aucune chaîne : j’étais précurseure. Depuis, on assiste à une explosion d’émissions culinaires et de comptes Instagram sur le sujet ! Mais l’image de réussite facile que véhiculent les réseaux sociaux et la téléréalité est agaçante. Confrontée à cette avalanche de « chefs », mes invités estiment que les vrais chefs vont devenir rares, et je suis d’accord avec eux. De plus en plus de jeunes cuisinent aujourd’hui, certains se débrouillent même très bien, mais ils n’ont pas l’endurance de chefs qui ont suivi une formation classique. Beaucoup de ceux que je filme ont arrêté l’école à 14 ans, avant d’entrer en apprentissage et de gravir les échelons. Cet investissement fait toute la différence. Malgré la gloire et les récompenses, malgré les « Oui, chef » que leur donne leur brigade, ils savent rester humbles. Beaucoup refusent même l’appellation « chef » au profit de « cuisinier », voire « artisan cuisinier ». Ça les distingue à une époque où le mot « chef » est sur toutes les lèvres. D’ailleurs, où sont les gagnants de tous les concours de téléréalité aujourd’hui ? Certains sortent du lot, ouvrent un restaurant et nous régalent pendant des années, mais beaucoup disparaissent au bout de six mois… Le soufflé retombe.

Une séquence phare de chaque épisode est la « recette à quatre mains » qui réunit votre invité et un invité surprise : un vieux mentor, par exemple, ou un ancien commis qui a pris du galon et possède maintenant son propre restaurant. Quel moment avez-vous le plus savouré ?

J’ai beaucoup aimé le filet de sandre croustillant qu’a préparé Michel Roth à La Charrue d’or, le restaurant de Sarreguemines où il a fait son apprentissage. Pour cuisiner ce poisson emblématique des étangs lorrains, il a remplacé la peau par une fine tranche de pain de mie avant de le faire revenir à la poêle. Avec le safran et la muscade, ça explose en bouche !

Quand peut-on espérer un deuxième service de Papilles ?

Je viens d’achever sept nouveaux épisodes. Nous avons suivi la cheffe Myriam Ettahri au Maroc et le maître chocolatier Stéphane Bonnat des plantations de cacao du Mexique jusqu’à sa boutique de Voiron, à côté de Grenoble. Nous avons aussi suivi Thomas Prod’Homme à Courchevel, dans les Alpes, et filmé deux épisodes incroyables en Normandie : un dans la Manche et un autre dans le Calvados. Ils ont été diffusés en avant-première à Caen il y a une semaine, et la région a été tellement contente qu’elle m’a commandé trois autres épisodes pour 2024 ! Je tournerai en janvier avec Thierry Marx entre Nice et Paris, et prochainement avec le duo père-fils René et Maxime Meilleur, trois étoiles à Saint-Martin-de-Belleville, en Savoie. Ensuite, j’aimerais visiter les Vosges et l’Alsace, la façade atlantique avec Nantes, les Sables-d’Olonne, le bassin d’Arcachon et le cap Ferret, le Pays Basque, le Sud-Ouest autour de Toulouse et Carcassonne, et la Corse. Et pourquoi pas, aussi, suivre d’autres métiers de bouche, un vigneron, un sommelier ou un maître d’hôtel ? Je rêve aussi d’aller filmer au Japon et en Amérique !


Papilles
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