En raison de l’agitation qui saisit en permanence la société française, une célèbre formule de Karl Marx vient à l’esprit. L’histoire se répète deux fois, écrit-il, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». A l’époque, la « farce » est le coup d’Etat du futur Napoléon III qui se fait proclamer empereur en 1852, comme y était parvenu son oncle Napoléon Ier. Appliquant l’aphorisme marxien à la situation présente, on l’enrichira en observant qu’en France, l’histoire ne se répète pas deux fois mais plutôt dix. Car les Français vivent dans la nostalgie de la prise de la Bastille et ne cessent de rejouer la révolution de 1789. A chaque occasion procurée par tout gouvernement, on se berce à Paris de la nostalgie des barricades, persuadé que toute révolution est positive et le pouvoir de la rue plus légitime que celui de la démocratie. En témoigne que la France a, depuis 1791, expérimenté seize Constitutions.
Les Français ne croient pas à la permanence du droit. Quand on ne change pas de Constitution, on l’amende : la présente, qui date de 1958, a déjà été révisée 24 fois. Le président Emmanuel Macron envisage une 25e réforme pour y introduire le droit à l’avortement : une réaction à la décision de la Cour suprême américaine de ne plus le garantir dans tous les Etats. Que les révolutions se soient achevées en dictature (Napoléon Ier, Napoléon III) ou en massacre (la Terreur de 1793-1794, les répressions militaires en 1830, 1848, 1871) ne dissuade pas de récidiver : tout alibi pour renverser le gouvernement est bon à prendre. On trouve parfois un prétexte légitime, comme la restauration de la liberté de la presse en 1830, par exemple. D’autres sont plus discutables, comme l’instauration d’un régime communiste à Paris en 1871. Autre exemple : lorsque le maréchal Pétain aligne les lois françaises sur celles du nazisme, en 1940, et appelle cette collaboration « Révolution nationale ».
A l’inverse de ce que proclament les insurgés, les révolutions ne sont pas « populaires ». Des minorités actives les pilotent pour satisfaire leurs intérêts, leur idéologie, leurs lubies. Autre singularité française : les révolutions sont parisiennes et se jouent, comme au théâtre, dans un espace restreint, les environs de l’Assemblée nationale et du Quartier latin. En mai 1968, les étudiants y ont contribué, de manière déterminante, en liaison avec des leaders syndicaux et des groupuscules trotskystes qui ne parvenaient jamais à se faire élire de manière démocratique. Comment ne pas s’ébahir du caractère plutôt futile qui allume ces rébellions à répétition ? Le 14 juillet 1789 commença dans les boulangeries parisiennes : le pain manquait, était trop cher ou de médiocre qualité. La foule commença par piller les entrepôts de grains et de farine avant de marcher vers la Bastille. Deux siècles plus tard, en 1968, c’est la mixité interdite dans les cités universitaires qui poussera les étudiants dans la rue !
Venons-en aux soulèvements qui ponctuent le mandat d’Emmanuel Macron. Le premier, il y a trois ans, dit des Gilets jaunes, partit d’une augmentation du prix de l’essence jugée excessive. S’en suivit, depuis décembre 2022, la révolte contre le nouveau régime des retraites. Tragédie ou farce ? On ne le sait pas encore. Mais cette révolution est conservatrice : alors que le gouvernement propose de reculer l’âge de la retraite de 62 à 64 ans pour sauver le régime public de la faillite, les oppositions de droite et de gauche se mobilisent afin que rien ne change. Si l’on cherche plus profond les causes de l’hostilité à cette réforme, on y retrouve une constante méfiance française envers l’économie de marché, le capitalisme et la finance sous toutes ses formes.
La refonte des retraites est haïssable à gauche, mais aussi à l’extrême droite, parce que sa raison est financière : une majorité de Français a toujours eu horreur de l’économie. « L’horreur économique », avait écrit Rimbaud. L’économie n’est-ce pas américain, étranger au génie français ? On élève des barricades en France contre les additions qui tombent juste. Emmanuel Macron, lui-même technicien de la finance, comprend mal que les Français ne veulent pas être gouvernés mais enchantés. Finira-t-il comme Louis XVI ? Sans doute pas. La guillotine, par bonheur, a été remplacée par des concerts de casseroles qui accompagnent le président dans tous ses déplacements.
Ni tragédie ni farce, la révolution, en vérité, est toujours une usine à rêves. Pour paraphraser le poète français Max Jacob, ce qu’aiment les amateurs de révolution, ce n’est pas l’état qu’elles vont créer, mais l’espoir qu’elles donnent. Ils en aiment la joie, le trouble, l’action, les haines, le sang, le lyrisme. Marx avait raison : ce que l’on croit être le passé ne passe jamais complètement. Pour les Français, toute Bastille sera toujours bonne à prendre. Ce qui est évident pour la France l’est pour toutes les nations : chacune ne cesse de revivre quelque mythe fondateur. Les Etats-Unis n’en manquent pas. Seul le passé collectif, fut-il mythique, éclaire l’actualité.
Editorial publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.