The Observer

Comment le pronom iel a déclenché les foudres de l’enfer en France

Aussi insignifiante qu’elle puisse paraître, la décision d’ajouter le pronom non genré iel – néologisme mixte d’il et elle – à la version en ligne d’un grand dictionnaire français a suscité un tollé et un nouveau débat sur l’identité nationale. Retour sur une affaire complexe.
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© Sylvie Serprix

Tout d’abord, un peu d’histoire (les phobiques de la grammaire peuvent directement passer au paragraphe suivant). La langue française n’a pas de forme neutre : tous les noms sont soit du genre masculin, soit du genre féminin. Dans de nombreux cas, le choix est logique : par exemple, un homme est du genre masculin, tandis qu’une femme est du genre féminin. Dans 80 % des cas, le genre d’un nom peut être déduit de sa syllabe finale (par exemple, les mots en -age ou -al sont généralement au masculin ; -ion et -ine au féminin). Dans d’autres cas, l’attribution semble arbitraire ou illogique : pourquoi nuit est-elle au féminin et minuit au masculin ? Pire encore, certains substantifs ont deux genres avec des sens différents : une somme est une somme d’argent, un somme un roupillon. Pour tous ces mots, et une myriade d’autres, le neutre serait logique.

Malheureusement, langue et logique font rarement bon ménage. Le pronom neutre el, vestige de la vulgate latine, a disparu au XIIe siècle environ, laissant place à il et elle. Pour compliquer les choses, il peut être impersonnel (Il est tard). Néanmoins, c’est toujours une forme masculine. Et, comme l’ont appris par cœur d’innombrables générations d’écoliers français, le masculin l’emporte sur le féminin. En fait, ce diktat est relativement récent, puisqu’il date du XVIIIe siècle. Il est également lourd de conséquences car les grammairiens qui ont inventé et perpétué cette règle – tous des hommes – l’ont fait parce que, comme l’a affirmé l’un d’eux, « le genre masculin est réputé le plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». Evidemment.

La langue façonnant notre pensée, la prédominance du masculin en français a sans doute eu un impact énorme sur notre perception en général. Le mot « homme » peut désigner un individu de sexe masculin, mais aussi l’ensemble de l’humanité (aujourd’hui encore, malgré un effort épicène, les droits humains restent « les droits de l’Homme »). Médecins et banquiers sont au masculin par défaut, tandis qu’infirmières et caissières sont au féminin. Même lorsqu’un nom féminin existe, il s’agit généralement de la forme masculine avec une terminaison en -e ou -esse. Une commission de féminisation des noms a été créée en 1984, mais sans réussir à trouver de formules convaincantes ; par ailleurs, elle a également provoqué l’ire de l’Académie française, sacro-sainte arbitre de la langue française, qui a dénoncé une violation de son pré carré. Selon les « immortels » – substantif masculin désignant les 40 membres de l’Académie, dont six seulement sont des femmes – le genre masculin n’est pas connoté et doit donc être utilisé par défaut. Par exemple, il doit l’être pour un groupe qui serait composé de 99 femmes et un seul homme.

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© Sylvie Serprix

Malgré les difficultés causées par ce déterminisme linguistique, des efforts ont été faits pour surmonter certains des obstacles sociétaux. Le plus important d’entre eux est l’écriture inclusive, qui consiste, entre autres, à placer un point dit médian à la fin d’un substantif masculin, suivi de la terminaison féminine. Ainsi, un professeur donne un.e professeur.e. Ambition louable s’il en est, ce système a été adopté avec enthousiasme par les féministes qui espéraient ainsi améliorer le statut professionnel des femmes dans une société marquée par les préjugés sexistes. Mais cette forme d’écriture staccato s’est avérée difficile à manier. Par exemple, un groupe de musiciens et de producteurs professionnels est rendu par musicien.ne.s et producteur.trice.s professionnel.le.s. Inutile de dire que le nouveau système a déclenché une tempête de critiques, pas toutes liées à la grammaire. En 2017, le Premier ministre de l’époque a interdit l’utilisation de l’écriture inclusive dans les communications officielles du gouvernement, et les immortels – encore eux – ont proclamé qu’il s’agissait d’une « aberration » mettant la langue française en danger de mort.

De même pour les pronoms. L’un des éléments clés de l’écriture inclusive est l’adoption de formes non genrées telles que lel (lui + elle), cellui (celle + celui) et, bien sûr, le pronom personnel sujet de la troisième personne iel. Comme tout ce qui touche à la langue française, la question est clivante. Mais tandis que linguistes et puristes s’en donnent à cœur joie, certaines personnes ont volontiers adopté quelques-unes de ces formes inclusives et les utilisent régulièrement dans leurs communications écrites et orales. D’où la décision du Robert, l’un des deux principaux dictionnaires de la langue française, d’inclure iel dans son édition en ligne. Le mot (et sa forme alternative ielle) a été défini comme un pronom rarement utilisé pour désigner une personne indépendamment de son sexe. A peine la nouvelle entrée eut-elle été mise en ligne que la guerre culturelle éclata à nouveau. Un élu a écrit une lettre à l’Académie pour mettre en garde quant au réel danger que courait l’intégrité de la langue, rien de moins. Le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, s’est également exprimé (« L’écriture inclusive n’est pas l’avenir de la langue française »). Même l’épouse du président Emmanuel Macron a estimé que seuls deux pronoms, il et elle, étaient nécessaires.

Mais la querelle autour d’un néologisme non binaire concerne autant la conscience nationale que la langue de Molière, ou le français dit « correct ». M. Blanquer s’est déjà insurgé contre le wokisme et la cancel culture, son choix de mots suggérant que ces aberrations et d’autres sont des importations purement anglo-saxonnes (comprendre « américaines »). Il a également lancé un appel pour résister à « une matrice intellectuelle » qui provient des universités américaines et constitue une menace pour le modèle républicain français fondé sur l’égalité. D’autres personnalités, dont le président Macron, ont mis en garde contre ces théories des sciences sociales et la culture de la dénonciation que la France aurait importées des Etats-Unis.

Au cas où vous penseriez que le tumulte médiatique actuel concerne un pronom de trois lettres que les personnes queer, non binaires ou non conformes au genre pourraient utiliser pour s’identifier, détrompez-vous. Pour reprendre les termes de l’un de ses opposants, il s’agit d’une intrusion idéologique manifeste et du signe avant-coureur d’une idéologie woke qui détruit les valeurs françaises et sape sa langue. Peu importe que l’objectif initial de l’écriture inclusive soit d’englober et d’accepter : la route vers l’iel est clairement pavée de bonnes intentions – et d’influences étrangères.


Article publié dans le numéro de janvier 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.