Éditorial

L’ubérisation du monde

A Henry Ford, on doit le fordisme, une rationalisation du travail en usine qui s’imposa dans le monde entier. Et à Uber, fondé à San Francisco en 2009, on doit aujourd'hui l’ubérisation, une métamorphose de la relation entre l’employeur, l’employé et le client : un dépassement du capitalisme grâce aux applications mobiles.
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© Antoine Moreau-Dusault

Uber est né à Paris, un soir d’hiver 2008, lorsque deux entrepreneurs, l’Américain Travis Kalanick et le Canadien Garrett Camp, tentèrent vainement de héler un taxi dans la rue. De retour chez eux, aux Etats-Unis, ils conçurent une application pour smartphone qui met en relation avec un client tout chauffeur volontaire disposant de sa propre automobile : le chauffeur, recruté après examen sommaire de ses compétences et de la bonne tenue de son véhicule, s’engage à retrouver en quelques minutes le client géolocalisé. Uber ne possède donc aucun véhicule et n’emploie personne ; c’est seulement une plateforme d’échange, un lieu de rencontre. Le bénéfice de la course est partagé entre le chauffeur et l’entreprise. L’idée était simple, géniale et elle marche : 16 millions de trajets sont effectués chaque jour de par le monde.

Pour certains économistes, cette plateforme est perçue comme l’aube d’une ère nouvelle : l’économie collaborative, ou économie de partage, qui se substituerait à l’ancienne exploitation capitaliste. Mais en économie, la création est destructrice à chaque fois que le nouveau remplace l’ancien. Donc Uber innove et détruit. Les victimes ? Les chauffeurs de taxi, profession puissante et bien organisée. Dans toutes les métropoles, leurs syndicats observent avec justesse que la concurrence de Uber (et des autres services qui surfent sur la même vague) est déloyale puisqu’elle détruit leur fonds de commerce et fausse les coûts dès l’instant où les chauffeurs d’Uber, non salariés et précarisés, ne payent aucune licence, aucune charge salariale et ne bénéficient d’aucune protection sociale. De fait, Uber a fait voler en éclats la notion de contrat de travail, voire le Code du travail si cher aux Français. Pour les syndicats, Uber annonce la disparition de leur existence même.

La gauche, de tendance anticapitaliste et anti-américaine, a pris fait et cause pour les syndicats contre le géant Uber. A l’inverse, le président Emmanuel Macron a soutenu l’introduction de Uber en France, y voyant un modèle de rénovation de l’économie libérale. Hors de France, certaines villes européennes comme Berlin et Copenhague ont interdit l’application. Peu importe pour les dirigeants de Uber qui ont pour stratégie de vaincre coûte que coûte, quitte à ne pas respecter les règles de droit, à manipuler l’opinion publique par les médias et à s’attacher les faveurs des dirigeants politiques : c’est ce qu’ont révélé les Uber Files, la fuite en juillet dernier de documents internes confidentiels. Oui, Uber est violent parce que le marché est à la fois efficace et brutal. Comme l’expliquait l’économiste américain Milton Friedman, le marché n’est pas une leçon de morale.

Par-delà la stratégie de conquête à tout prix de Uber, ce sont, au bout du compte, les consommateurs qui arbitrent : nul doute que Uber peut compter sur eux. Plébiscitée par 93 millions d’utilisateurs dans 71 pays et 10 000 villes, l’application est un succès international. En introduisant la concurrence dans un secteur à monopole, Uber a aussi conduit les entreprises traditionnelles de taxis à innover, en les poussant par exemple à développer leur propre application. Uber ferait donc plus d’heureux que de victimes ? Ce n’est pas si simple.

Derrière le slogan « tous entrepreneurs », si cher à l’économie de partage, se dissimulent certaines formes d’exploitation : les chauffeurs d’Uber sont mal rémunérés et n’ont aucuns droits. Certaines villes, en Europe et aux Etats-Unis, ont décrété que les chauffeurs d’Uber étaient en réalité des salariés et devaient donc être rémunérés comme tels et jouir des mêmes droits : l’équilibre financier de Uber s’en trouve rompu et l’entreprise préfère souvent interrompre son service. En Californie, selon Uber, 158 000 chauffeurs pourraient perdre leur activité en conséquence de ces nouvelles règles.

Alors, pour ou contre Uber ? On devrait s’interroger sur l’identité des chauffeurs d’Uber. Souvent, ce sont des immigrés récents, des étudiants ou des réfugiés politiques, qui ne parviennent pas à être recrutés par les entreprises traditionnelles. Uber est leur planche de salut, une manière de s’intégrer dans la société. Ce rôle d’Uber, jamais mentionné ni quantifié, mais constaté par les clients, doit aussi être pris en considération. Uber, ce n’est pas le bien ou le mal, ni même le futur absolu de nos économies. Gardons en tête que les plateformes de partage ne représentent dans le monde occidental que 1 % et quelques des travailleurs. Pour l’instant, nous restons pour la plupart des employeurs et des employés de modèle classique, pas encore tous des travailleurs indépendants, loin de là.

Mais à cette économie collaborative sauvage, il faut des règles ; la Commission européenne y travaille. C’est à Bruxelles, à l’abri de la démagogie, que naîtra un nouveau contrat social : il permettra aux chauffeurs de disposer de certaines protections sans pour autant devenir salariés. Uber y survivra et d’autres entreprises du même type s’inventeront et prospéreront – citons déjà Lyft, TaskRabbit, Grubhub, Deliveroo, Instacart, Cajoo ou encore Courseur. L’ubérisation du monde (les Français disent aussi « plateformisation ») se poursuivra mais lentement, sur une ligne de crête, pour adopter une expression à la mode.

 

Editorial publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.