Éditorial

Le wokisme divise les Français

La culture américaine a toujours agacé et fasciné les intellectuels français : de la démocratie au temps de Tocqueville, en passant par McDonald’s, Disneyland et maintenant #MeToo et le wokisme.
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© Antoine Moreau-Dusault

Les intellectuels français adorent les querelles idéologiques : c’est leur raison d’être. Quand les Etats-Unis s’invitent dans le débat, c’est de l’oxygène en plus. Car l’Amérique nous divise depuis deux siècles. Alexis de Tocqueville donna le coup d’envoi en lisant, dans la société américaine, l’avenir de la France. Dès la publication de De la démocratie en Amérique, il fut contredit par d’autres intellectuels, Philippe Buchez, par exemple, un catholique social hostile à l’individualisme protestant. Cette ligne anti-américaine, influente en son temps, s’est perpétuée. Avec l’hostilité au capitalisme surtout, du XIXe siècle à nos jours, émanant des conservateurs autant que de la gauche marxiste. Sait-on que le livre le plus vendu des années 1930 en France s’intitulait Scènes de la vie future, par Georges Duhamel ? Le célèbre romancier y dénonçait, furieux, la société américaine et sa mécanisation, menace contre la chaleureuse civilisation française. Quid des intellectuels pro-américains ? Ils furent et restent rares. Vient à l’esprit Jean-Jacques Servan-Schreiber, dont Le défi américain, publié en 1967, fut un succès mondial : un hommage à l’esprit d’entreprise et à l’innovation, qui faisaient alors de l’ombre à l’Europe bureaucratique.

Mais revenons au temps présent. Les Etats-Unis ont fait deux incursions successives dans les controverses françaises : #MeToo et le wokisme. Ils relèvent de la même sensibilité. Dans les deux cas, ces mouvements sociaux et culturels prennent la défense des faibles et des opprimés – ou prétendus tels – contre les puissants relégués et sanctionnés, ou méritant de l’être. Or, #MeToo a divisé les Françaises et les Français par génération plus que par affiliation partisane. Les jeunes des deux sexes s’y sont ralliés sans trop d’hésitation : en conséquence et dans l’ensemble, ils y ont adapté leur comportement. L’égalité des sexes est devenue la norme. Mais c’est moins évident chez les plus âgés : une célèbre pétition, signée en particulier par Catherine Deneuve, icône nationale, fit, en 2018, l’éloge de la séduction à la française contre le soi-disant puritanisme américain.

Voici maintenant le temps du wokisme, le pour et le contre. Si l’on s’en tient au nombre de chroniques publiées dans la presse française, l’antiwokisme l’emporte. Vu de France par une majorité d’intellectuels, les Etats-Unis seraient emportés par un ouragan de censure : on y déboulonne les statues, au propre comme au figuré, on y interdit les prises de parole et les livres. Ce wokisme américain serait donc haïssable. Mais l’antiwokisme, qui célèbre le mâle blanc en guerre contre l’inclusivité, la transidentité et la cancel culture, l’est tout autant. Cette perception des controverses américaines est évidemment simpliste. Vu de France, on ne retient que les caricatures : d’un côté, des étudiants en quête d’une cause censurent tout universitaire supposé conservateur ou protecteur du monde ancien. Est-ce du wokisme ou les revendications légitimes de minorités opprimées ? En face, le gouverneur de Floride Ron DeSantis se pose en chevalier de la liberté d’expression. Or, au nom de celle-ci, il prohibe dans les écoles publiques tous les livres qui font allusion au racisme, comme s’il n’existait pas aux Etats-Unis.

Ces caricatures symétriques du wokisme et de ses ennemis permettent aux intellectuels français de se poser en défenseurs ultimes de la liberté de penser, qui serait selon eux en péril aux Etats-Unis. La ministre française de la Culture, Rima Abdul Malak, qui connaît bien l’Amérique pour y avoir passé quatre ans aux services culturels de l’ambassade de France, s’est positionnée en première ligne avec des déclarations publiques pour la liberté des créateurs, contre les censeurs. Très bien ! Mais attention à ce que la posture ne remplace pas le débat de fond.

Essayons de renverser la perspective : la France vue des Etats-Unis. On n’imagine pas, en Amérique, un ministre de la Culture. La création y est largement privée, les états s’en mêlent peu et la culture en Amérique ne s’en porte pas plus mal. En vérité, le ministère de la Culture en France n’existe que pour compenser la faiblesse de la philanthropie. Et qu’est-ce qu’un intellectuel français, espèce inconnue aux Etats-Unis ? En Amérique, les historiens étudient l’histoire, les écrivains publient des romans, les peintres peignent. Mais pas en France, où on attend que les peintres, les artistes, les sociologues ou les psychanalystes prennent position sur tout, et surtout sur ce qui n’est pas de leur domaine. On finit par oublier que Voltaire fut historien, dramaturge et romancier, mais on se souvient qu’il prit la défense des minorités opprimées – en son temps, les protestants. Qui lit encore les œuvres philosophiques de Jean-Paul Sartre ? Mais on se souvient du militant révolutionnaire qui soutint Mao Tsé-toung et Fidel Castro.

Wokisme et antiwokisme américains n’auraient-ils donc pas pour principale fonction de permettre aux intellectuels français de prendre date sans trop s’interroger sur les causes profondes de la révolution qui vient ? Dommage, car le wokisme n’est pas né de rien : il soulève la question de l’égalité réelle contre l’égalité virtuelle et ceci dans nos deux pays.


Editorial publié dans le numéro d’avril 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.