Les Français ont souffert quatre 14 Juillet depuis la défaite. Le premier, celui de 1940, fut le plus désespéré. Le 14 Juillet de cette année 1943 est le plus chargé d’espoir. Quatre fois la France a douloureusement vécu cette fête d’une liberté qui pour elle n’existe plus. Elle n’aura plus à endurer quatre fois encore cette amertume. Le pire est passé.
Le 14 Juillet, anniversaire de la prise de la Bastille, célébrera bientôt la prise de Berlin. Sur les rives de la Seine, la gaieté pacifique des feux d’artifice illuminera bientôt à nouveau ce ciel de Paris, où l’obscurité du couvre-feu ajoute encore à la sombre mélancolie de la population captive. Dans le nord, les silencieux feux de Bengale roses reprendront, au bout de quatre uns, la place de leurs atroces ersatz germaniques – les implacables et stridentes bombes incendiaires.
Le 14 Juillet de cette année est une fête pour les hommes au cœur fort, à la vision claire. Au cœur assez solide pour supporter l’altitude de la victoire proche au sortir des abimes de la défaite. Au regard assez assuré pour apercevoir, de New York, des rives lointaines de l’exil, par-dessus l’océan bleu, le courage vermeil (rouge) de la France où la foi est marquée par un nuage dans le ciel de la patrie. Espoir tricolore !
Le 14 Juillet 1943 est la saison des moissons futures. Il marque un été où les Français, loin de leurs champs fertiles et de leurs villes pittoresques, ne se diront plus : « En France, hélas, j’étais riche de bien des choses ! Mais que pourrai-je, dans l’avenir, apporter à mon pays ? » Car un peuple ne possède pas une démocratie – c’est ce que le peuple donne de lui-même qui crée la démocratie. Ce qu’il apporte de foi et de preuves de sa foi, de nobles paroles et d’actes plus nobles encore, de volonté de réforme, d’intégrité dans le dessein. La sincérité d’un citoyen doit être totale, dans son cerveau, dans sa bouche, dans son vote, dans sa maison, dans le cœur de sa femme, sur le visage de ses enfants.
Si une république vaut que l’on meure pour elle dans la guerre, elle mérite qu’on lutte pour elle dans la paix. Nous n’avions pas su nous en souvenir, nous les républiques belligérantes de France, d’Angleterre et des Etats-Unis, alors qu’il en était encore temps. Il fallut le son du premier canon allemand, en septembre 1939, pour réveiller nos mémoires. A ce bruit terrible, le monde des démocraties tressaillit dans son demi-sommeil, ce fut comme le claquement d’une porte se fermant brusquement sur la paix, l’isolant du monde pour ces dures années que nous vivons à présent.
Les nations qui partagent la même foi, comme les fidèles d’une même croyance, sont également coupables lorsqu’un de leurs membres tombe pour la cause commune. La Bible nous conte, à travers les siècles, l’histoire de cet irresponsable qui demandait à Dieu : « Suis-je le gardien de mon frère ? » La réponse aujourd’hui encore est « Oui ». En 1939, l’Amérique se croyait moins en cause que la France et l’Angleterre. L’Amérique était seulement « moins coupable de 8 000 kilomètres ». Quel étrange calcul des responsabilités comme à la mesure d’un voyage en bateau ou par chemin de fer. D’un parcours sur la circonférence terrestre.
Nous, Français, Anglais, Américains, voisins réunis par notre océan Atlantique, nous sommes un peuple triple, qui croit aux droits de l’homme et à la liberté humaine, non simplement comme à d’intangibles abstractions, mais de façon aussi concrète que s’il s’agissait de notre main droite et de notre main gauche, ces mains qui devant nos yeux peuvent se mouvoir pour travailler à un monde physiquement meilleur.
N’est-il pas, ce monde démocratique, malgré la façon paresseuse dont nous le laissions vivre, un monde plus heureux pour toute la terre, y compris l’Allemagne, que le monde nazi ? Ce monde nazi : une chaîne de montagnes et une chaîne de chaînes, un océan d’eau et un océan de larmes, une terre qui gémit sous le talon des tyrans et qui s’emplit du cadavre de leurs esclaves. Voilà le monde nazi, un monde contre nature, qui ne peut exister que dans les cerveaux teutons, sous le casque des nazis.
Les grandes dates de l’histoire de l’humanité sont celles qui célèbrent un des beaux achèvements de la pensée humaine. Les dates qui marquent une action concrète ou une découverte sont moins importantes. L’année 1492 compte pour nous Américains, car à cette date Christophe Colomb découvrit (presque) l’Amérique à San Salvador, mais la date la plus importante pour l’Amérique est le 4 juillet 1776, lorsque l’Amérique découvrit sa foi en la liberté.
La date contemporaine la plus importante pour la France est le 14 juillet 1789. Alors la France découvrit les droits de l’homme. Ces dates qui marquent les grands trajets de l’esprit humain sont plus importantes que les migrations terrestres des hommes. Vous Français, qui êtes ici en exil, au jour de votre quatrième 14 Juillet de souffrance, préparez-vous à retourner vers vos champs et vers vos villes. Vous aurez accompli, peuple classique des proscrits, une étape tragique !
Mais souvenez-vous de ceci : il y a un siècle et demi, dans votre pays, vos ancêtres français et françaises s’embarquèrent pour un voyage en imagination au-delà d’une civilisation vieille de trois millénaires. Les révolutionnaires français firent le plus grand voyage de l’histoire. Ils le firent sans bouger de chez eux. Ils aboutirent à la liberté de la pensée. Ce fut le plus définitif des voyages. La date immortelle de cette envolée de l’imagination française fut le 14 Juillet.
Article publié dans le numéro du 18 juillet 1943 de France-Amérique. S’abonner au magazine.