La Seine a une place de choix dans l’histoire et la culture populaire françaises. Du nom de la déesse Séquana, fille de Bacchus, elle commence par un ruisseau dans la bien nommée commune de Source-Seine, en Bourgogne. Le fleuve s’élargit ensuite et se creuse sur quelque 774 kilomètres, traversant Paris puis Rouen, en Normandie, avant de se jeter dans la Manche au Havre. (Napoléon Bonaparte avait eu ces mots restés célèbres : « Paris, Rouen, Le Havre, une seule et même ville dont la Seine est la grande rue. ») Loin d’avoir, sans doute, la puissance du Mississippi ou la majesté du Mékong, la Seine reste le fleuve le plus enchanteur au monde. Son tronçon de 13 kilomètres à travers la capitale française, à mi-chemin entre sa source et son embouchure, est un site du patrimoine mondial de l’UNESCO bordé de joyaux architecturaux tels que la cathédrale Notre-Dame, le musée du Louvre et la tour Eiffel (sans oublier une réplique de la statue de la Liberté). De nuit, ses eaux scintillent sous les lumières des quais, des bâtiments alentours, des bateaux-mouches et des essaims de flashs.
Elaine Sciolino, journaliste américaine qui habite depuis longtemps à Paris, a consacré au fleuve un livre évocateur. Selon elle, la Seine tire sa force romantique de son accessibilité et de son échelle humaine, mais aussi de sa splendeur architecturale, dont l’aura dépasse ses seules dimensions physiques. (Dans cet ouvrage en anglais, Elaine Sciolino emploie le pronom her parce que non seulement on dit bel et bien « la Seine » en français, mais surtout parce que le fleuve est « évidemment une femme ».) Cette aura romantique a été rehaussée, embellie et immortalisée dans d’innombrables œuvres d’art, poèmes et chansons, plusieurs de ces dernières jouant sur le pouvoir de séduction du cours d’eau (« car la Seine est une amante, et Paris dort dans son lit »). Et, bien sûr aussi, dans d’innombrables films. Ce fleuve photogénique a été la toile de fond, l’élément central ou la star d’une floppée de films signés par des réalisateurs allant de Jean Renoir à Stanley Donen et de Julie Delpy à Woody Allen. Pour Elaine Sciolino, « la Seine permet à Paris de se présenter comme un décor de théâtre, avec le fleuve en pièce de résistance ».
Mais aussi enchanteresse soit-elle, la Seine est moribonde depuis des années. Son écosystème, jadis complexe, a été prononcé biologiquement mort il y a une soixantaine d’années. Personne, bien entendu, n’osait plus tremper un orteil dans ces eaux. Pourtant, jusqu’au début des années 1900, la Seine était un lieu de baignade prisé des Parisiens et des banlieusards, malgré les risques sanitaires croissants dûs à la pollution par les égouts, les effluents industriels et, selon un observateur contemporain, « une macération d’animaux morts ». Les autorités finirent par interdire toute baignade le 17 avril 1923 par souci d’hygiène publique. Plus souvent enfreinte que respectée, cette injonction fut pleinement mise en application 40 ans plus tard. Sporadiquement, sur 70 ans, des actions ont été mises en œuvre pour tenter de remédier à la situation, mais le volume considérable d’eaux usées déversées, non traitées pour l’essentiel, a formé à l’échelle de la capitale une décharge à ciel ouvert.
En 1990, Jacques Chirac, alors maire de Paris et futur président de la République, s’est engagé à nettoyer la Seine et à y plonger trois ans plus tard. Comme à son habitude, il n’a jamais tenu son engagement. (L’une de ses formules préférées était « les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ».) Au moins avait-il donné le sentiment que c’était faisable. Les travaux d’ingénierie et d’infrastructures se poursuivirent, au point de réduire significativement le volume de rejets polluants, principale source de contamination depuis des décennies, mais l’eau restait obstinément trouble et peu attirante.
Le déclic pour mener une campagne de nettoyage accéléré se produit en 2016, quand Paris est préférée à Los Angeles pour accueillir les Jeux olympiques de 2024. La Seine a joué un rôle prépondérant dans l’offre de la capitale, puisqu’elle s’y trouve présentée non seulement comme le cadre d’une cérémonie d’ouverture spectaculaire, habituellement organisée dans un stade, mais aussi comme le site de plusieurs épreuves de natation en extérieur, dont le marathon sur 10 kilomètres, le triathlon et le paratriathlon. De plus, selon le Comité d’organisation, la Seine sera un point central pour les festivités, avec des spectacles, des concerts et des animations organisées en différents points sur les quais pendant les trois semaines que dureront les Jeux.
Afin que tout soit prêt d’ici juillet 2024, d’énormes projets d’ingénierie et de travaux publics sont en cours. Les équipes travaillent 24 heures/24 pour construire des bassins de rétention – l’un d’entre eux près du centre de la capitale – et moderniser les usines de traitement des eaux usées le long du fleuve. Les résultats sont déjà probants. D’après les représentants de la mairie de Paris, plus de 90 % des mesures quotidiennes prises l’été dernier montraient une « bonne » qualité d’eau. Si tout se passe comme prévu, affirment-ils, les athlètes olympiques pourront nager dans la Seine, tout comme il y a 123 ans, lorsque Paris accueillait les Jeux pour la première fois.
Tout aussi important, voire plus encore pour tous ceux qui ne sont pas de grands fans de ces réjouissances sportives quadriennales, les retombées olympiques englobent les avantages à long terme que les Jeux apportent à la ville hôte et à ses habitants. Dans le cas de Paris 2024, l’avantage le plus immédiat sera un fleuve propre où tout un chacun pourra nager. Dès 2025 seront ouverts au public au moins cinq espaces de baignade sur la Seine, qui viendront rejoindre les trois piscines flottantes ouvertes en 2017 sur le bassin de la Villette, plan d’eau artificiel entre deux canaux dans le nord de la capitale. Même les nageurs réticents, comme votre correspondant, sont susceptibles de saluer la création de telles infrastructures alors que des étés toujours plus chauds semblent bien devenir la norme. (L’an dernier, à Paris, les températures ont culminé à 40°C. De quoi inciter même les aquaphobes les plus endurcis à se mettre à l’eau.)
Ce travail intense est suivi de près par les villes fluviales d’autres pays. Bien que des métropoles européennes plus petites comme Munich et Copenhague aient déjà ouvert des zones de bain sur leurs cours d’eau respectifs, les projets de la capitale française sont d’une autre envergure. Les efforts parisiens pour faciliter et promouvoir la natation en centre-ville pourraient changer la donne, en créant un modèle pour d’autres agglomérations majeures à travers le monde. New York, notamment, semble prêter attention aux progrès réalisés à Paris. De fait, la ville compte moins de piscines publiques par habitant que tous les autres grands centres urbains des Etats-Unis. Et malgré de vastes améliorations en matière d’assainissement, ses trois principaux cours d’eau restent impraticables à la nage en raison de restrictions imposées par le code de la santé publique. Des organisations comme Plus Pool tentent désespérément de changer la relation qu’entretiennent les résidents avec leur rivière en leur donnant la possibilité d’y nager. En parallèle, des villes comme Boston (dont le fleuve Charles a été immortalisé dans la chanson « Dirty Water » des Standells) et Portland réhabilitent leurs cours d’eau, autrefois pollués, en prenant des mesures progressives qui améliorent sensiblement la situation, avec des berges qui encouragent la natation urbaine.
A Paris, le nettoyage préolympique n’est que le dernier volet, certes le plus significatif, d’un vaste programme visant à réhabiliter la Seine pour les habitants : les voies sur berge qui charriaient un temps des milliers de véhicules par jour ont été fermées à la circulation automobile en 2016, devenant zones piétonnes et pistes cyclables. Maintenant qu’il devient envisageable de nager dans un fleuve propre, le lien historique fort entre Paris et la Seine est rétabli, même si certains sceptiques mettront du temps avant de braver ses eaux. Le mot de la fin revient ici à Elaine Sciolino : la journaliste observe que si le fleuve doit à la ville son aura romantique, la ville doit au fleuve sa naissance, sa vie et son identité. L’histoire d’amour entre Paris et la Seine est bel et bien réciproque. Qui est prêt à plonger ?
Article publié dans le numéro de juin 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.