The Observer

Plaidoyer pour Le Petit Prince en VO

Certains livres devraient être lus en version originale. Quatre-vingt ans après sa parution, le classique d’Antoine de Saint-Exupéry mérite d’être relu. De préférence en français.
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Photograph courtesy of the Saint Exupéry-d’Agay Estate, illustration by Mathide Aubier

Certains personnages de fiction sont indémodables : Sherlock Holmes, d’Artagnan, Batman. S’il en est un cependant qui les démode tous, c’est peut-être le Petit Prince, ce jeune philosophe et voyageur intergalactique, venu de l’astéroïde B 612, que créa l’écrivain et aviateur français Antoine de Saint-Exupéry dans un roman publié il y a 80 ans. Le personnage principal du livre et ses rêveries sont devenus familiers à des millions de lecteurs, au point que beaucoup en ignorent les origines françaises.

Pourtant, Le Petit Prince est bel et bien français. Son créateur naquit à Lyon en 1900 dans une famille aristocratique (son nom complet était Antoine Jean-Baptiste Marie Roger, conte de Saint-Exupéry) et devint pilote, puis journaliste et écrivain. Comme C.S. Lewis, universitaire et théologien surtout connu pour Le Monde de Narnia, Saint-Exupéry était un intellectuel. Mais de lui on retient avant tout un ouvrage supposément pour enfants, malgré plusieurs niveaux de lecture possibles. Et, comme dans le cas de C.S. Lewis, le livre est plus célèbre que l’homme. (En 2010, une illustration de Google célébrant ce qui aurait été le 110e anniversaire de Saint-Ex représentait le personnage, et non l’auteur.)

La genèse de ce roman est une histoire franco-américaine fascinante. Exilé aux Etats-Unis en 1940 pour fuir l’occupation nazie en France, Saint-Exupéry est déjà un romancier auréolé de plusieurs prix littéraires. L’année suivante, conséquence d’un accident d’avion, il est hospitalisé à Los Angeles. En sus, le sort de son pays le déprime profondément. Parmi ses visiteurs réguliers figure Annabella, actrice française et épouse de la star hollywoodienne Tyrone Power. Pour égayer l’humeur morose de l’invalide, elle lui lit les contes d’Hans Christian Andersen. Ensemble, ils commencent à fantasmer un « petit prince » enfantin qui survivrait en chaque adulte, bien au-delà de l’enfance. Un an plus tard, à New York, attablé dans un restaurant de Manhattan avec son éditeur américain Eugene Reynal, Saint-Ex esquisse sur la nappe un jeune garçon aux cheveux blonds. Quand il explique à la femme d’Eugene Reynal les origines du croquis, celle-ci lui suggère, pour l’aider à se changer les idées, de consacrer à ce prince un livre pour enfants. Et c’est ainsi que le personnage de fiction de Saint-Ex – certains disent son alter ego – fit sa première visite sur notre planète en passant par l’Amérique.

Le Petit Prince est-il oui ou non vraiment destiné aux enfants ? Cette question a toujours préoccupé lecteurs et critiques, qu’ils soient fans ou détracteurs du roman. Habituellement présenté comme un conte philosophique, le livre est vu tantôt comme une allégorie du mariage de l’auteur, l’histoire d’une innocence perdue dans un monde matériel, ou la critique d’un consumérisme annihilant tout esprit de curiosité. Dans un article pour notre magazine, Adam Gopnik assimilait Le Petit Prince à une fable de guerre, où seuls l’amour et un discours intimiste peuvent apaiser les principales émotions liées au conflit : l’isolement, la peur, l’incertitude. D’autres encore y voient un contraste entre la vie conventionnelle des adultes – représentés entres autres par un businessman et un marchand – et la curiosité sans retenue des enfants. Quoi qu’il en soit, le succès du livre repose avant tout sur la capacité de l’auteur à créer un monde magique et à tisser tout autour un récit simple et cohérent.

C’est peu dire que Le Petit Prince est devenu un phénomène, et les termes de « bestseller » et « livre à succès » ne lui rendent pas justice. Selon les estimations, cette œuvre littéraire profane, parmi les plus lues de tous les temps, s’est vendue à 130 millions d’exemplaires, et on en vend encore 5 millions par an. Elle a été adaptée à l’écran, au théâtre, à l’opéra, fait l’objet de ballets, de dessins animés, de jeux vidéo et de livres audio, et il existe même un musée au Japon et un parc d’attraction en Alsace. Le Petit Prince, son monde et ses tenues ont donné lieu à des expositions majeures dans des métropoles comme New York ou Paris. Et le phénomène continue – une autre comédie musicale sera jouée en France le mois prochain – et prend toujours plus d’ampleur.

Aquarelles originales du Petit Prince, réalisées par Saint-Exupéry à New York en 1942. © Morgan Library & Museum

J’ai un attachement personnel à Saint-Exupéry, le premier écrivain français moderne que j’ai lu en langue originale. Il y a bien longtemps, j’ai même tenté de traduire Le Petit Prince, pensant naïvement qu’un livre soi-disant pour enfants serait du gâteau. J’avais tort, vraiment tort. Cependant, l’expérience ayant aiguisé ma curiosité, je sollicite votre indulgence pendant que je m’intéresse ici aux qualités – et aux défauts – des différentes traductions du roman.

Selon la Succession Saint-Exupéry, qui en gère les droits, on recense le chiffre ahurissant de 553 traductions officielles du Petit Prince, y compris en esperanto et en klingon. Cela en fait le deuxième livre le plus traduit au monde après la Bible. Pourtant, malgré sa prose apparemment simple, le roman regorge de pièges tendus aux linguistes inattentifs. La première traduction, en anglais, remonte à 1943, l’année même où le livre est publié à New York. Cette version signée Katherine Woods, autrice et éditrice américaine, est restée le texte de référence du monde anglophone jusqu’à la fin du siècle dernier. On dit toutefois que les classiques ne vieillissent pas, à la différence des traductions. Entre le milieu et la fin des années 1990, certains critiques ont jugé la traduction de Katherine Woods datée, fantasque, voire gauche. De nouvelles versions ont donc été commandées pour séduire de nouvelles générations de lecteurs. L’une d’elles, celle de Richard Howard, poète et critique américain, traducteur lauréat du prix PEN, s’est depuis imposée comme la référence de facto. Mais elle aussi prête à controverse.

Richard Howard a adopté un ton plus direct et familier, abandonnant certaines des soi-disant fantaisies de Katherine Woods pour laisser le Prince s’exprimer, en quelque sorte, dans un anglais simplifié. Son approche a contrarié nombre de lecteurs, de critiques et même de traducteurs, tous dénonçant une perte de lyrisme. Des blogueurs furieux en voulaient pour exemple la substitution de mots – salesclerk au lieu de merchant (pour « marchand »), jungle au lieu de primeval forest (pour « forêt vierge ») – jusqu’à la réécriture de phrases entières. Là où Katherine Woods avait traduit la songerie du Petit Prince qui, s’il avait eu le luxe de dépenser quelques minutes, I should walk at my leisure toward a spring of fresh water (« je marcherais tout doucement vers une fontaine »), Richard Howard a simplifié en I’d walk very slowly toward a water fountain, remplaçant l’interprétation poétique (fresh ne figure pas en français) par un banal objet (a water fountain) et laissant de côté ni vu ni connu un élégant subjonctif (I should walk). Dans ces deux exemples, comme dans bien d’autres, la traduction de Richard Howard est plus proche des mots de l’auteur mais nettement plus éloignée de son esprit. Une dizaine d’autres versions anglaises ont depuis vu le jour, dont une de Michael Morpurgo, auteur britannique pour enfants plusieurs fois récompensé, qui a souligné combien l’exercice avait mis sa maîtrise du français à rude épreuve. Mais comme l’auront remarqué certains observateurs, le style de Saint-Exupéry est notoirement difficile à rendre, aussi une traduction honorable nécessite bien plus que de bonnes connaissances en langue étrangère.

Autre souci pour les traducteurs : accorder leur interprétation aux normes et aux attentes de leur époque, ce qui les conduit souvent à s’autocensurer ou à modifier des références susceptibles d’offenser un lecteur contemporain. Si Saint-Exupéry est loin d’être aussi controversé que Céline, par exemple, sa langue reflète néanmoins le colonialisme des années 1930 et 1940. Prenons l’allusion aux « rois nègres », Negro kings chez Katherine Woods. Ros Schwartz, qui a traduit le livre en 2010, a admis avoir eu à décider si la phrase était condescendante (ce ne sont pas de vrais rois) ou inclusive (tout le monde a des rois et des reines). Comme plusieurs autres traducteurs, elle a simplement omis l’adjectif « nègres », mais reconnaît après discussion avec des professionnels africains et indiens qu’African kings aurait été une meilleure solution. Comme un éminent linguiste l’a fait remarquer, les traductions nous en disent souvent plus sur le traducteur ou la traductrice que sur le texte source !

Toutefois, entre traduire et trahir, tout n’est pas qu’affaire de préférence personnelle. Face aux centaines de traductions existantes, de l’abkhaze au zoulou, il est raisonnable de se demander si toutes sont tirées directement du français ou sont passées par une langue relais ou pivot, l’anglais en particulier. Cette question est cruciale dans la mesure où un locuteur non-francophone qui lit Le Petit Prince, mettons, en mandarin prendra cette version comme la seule et unique manifestation de l’intention de l’auteur. Autrement dit, toute erreur dans le texte source se multiplie et se propage. Il est possible de détecter si la langue source d’une traduction est le français ou l’anglais en faisant le test dit « du mouton ». Au chapitre IV, Saint-Exupéry écrit que son personnage, vivant sur une planète à peine plus grande que lui, « avait besoin d’un ami » (le nom masculin est épicène dans ce contexte). Pour des raisons connues d’elle seule, Katherine Woods a traduit « un ami » par a sheep, donc le test consiste à vérifier si la traduction fait mention d’un ami ou d’un animal. Une analyse des versions en langue asiatique, dont le chinois et le japonais, a révélé qu’au moins 30 éditions sont ainsi des traductions de l’anglais et non du français original. Il existe d’autres signes révélateurs, dont plusieurs plus subjectifs que le test du mouton, mais la conclusion incontestable en est que des milliers de personnes, et peut-être même des millions, ont lu Saint-Exupéry à travers un double filtre.

Bien sûr, me direz-vous, le message compte plus que le messager ou, en l’occurrence, le traducteur. Après tout, Le Petit Prince est une source d’enseignements qui trouvent toujours un écho aujourd’hui : prendre soin de la planète ; juger les gens sur leurs actes et non sur leurs discours ; ne pas se prendre trop au sérieux, surtout quand on est un homme d’affaires. Et, évidemment, on ne voit pas les choses essentielles avec les yeux, mais avec le cœur. Sagesse poétique pour les uns, sensiblerie à l’eau de rose pour les autres, la création de Saint-Exupéry donnera lieu sans aucun doute, dans les 80 prochaines années et plus tard encore, à de nouvelles répliques. Cinquante ans après ma tentative infructueuse de traduire le livre, j’ai fait le serment de ne le lire qu’en français. Je vous encourage humblement à faire de même. Et, votre lecture terminée, regardez les étoiles. Qui sait ? Vous pourriez bien les voir autrement.


Article publié dans le numéro de septembre 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.