The Observer

A l’attention des Français : Don’t Worry, Be Happy

C’est bien plus facile que vous ne pouvez l’imaginer ! A la suite de son dernier article sur la morosité hexagonale, notre chroniqueur à Paris revoit sa copie.
[button_code]
© Hervé Pinel

A la suite de mon dernier article sur la morosité ambiante hexagonale, une amie m’a accusé non seulement de faire preuve de pessimisme, mais aussi de ne pas comprendre ce qu’elle appelle le véritable paradoxe français. « Ce que les gens ne réalisent pas », disait-elle, « c’est que nous sommes maussades en tant que nation, mais plutôt heureux pris individuellement ». En repensant à mes commentaires sur le mécontentement structurel de la société française, je me suis rendu compte que je n’avais pas assez démêlé le volet collectif du volet individuel du bonheur, tout en mettant trop l’accent sur l’économie. Pour ma défense, la croissance a longtemps été la principale unité de mesure de la réussite nationale. Si les gens sont malheureux, c’est parce que l’économie n’est pas performante : ils ont peut-être la recette du bonheur, mais ils ne peuvent s’en offrir les ingrédients.

Et pourtant, nous savons tous que le produit intérieur brut (PIB) n’offre qu’une image partielle et souvent trompeuse de l’état d’une nation. Pour citer Robert F. Kennedy, le PIB mesure tout, sauf ce qui donne du sens à la vie. Il ignore des facteurs essentiels tels que la protection de l’environnement et la pérennité, mais inclut pollution, criminalité et épuisement des ressources, qui génèrent des dépenses et donc de la croissance. En résumé, le PIB est un paramètre trop restrictif pour évaluer le bonheur des citoyens d’un pays. Alors comment apprécier si, et dans quelle mesure, les gens sont heureux ? Et en quoi ces valeurs sont-elles universelles ? Un Américain trouve-t-il son bonheur de la même manière qu’un Français ? Les comparaisons ne sont peut-être pas odieuses, mais elles peuvent être trompeuses. Selon un chercheur, le mot anglais happy est difficile à traduire (il dérive du moyen anglais hap, qui signifie « chance », que l’on retrouve aussi dans perhaps). En français, happy ne peut être rendu que par heureux, qui témoigne souvent d’un degré de satisfaction plus élevé. Cela pourrait expliquer pourquoi les piliers de bar français profitent de l’happy hour et les cinéphiles d’un happy end : bien qu’agréables, ces deux plaisirs ne sont pas nécessairement source de bonheur, de « vrai » bonheur.

Historiquement, l’importance sociale du bonheur a varié au fil des siècles. Comme l’affirme l’historien français Rémy Pawin, il fut élevé au rang de vertu cardinale au XVIIIe siècle – « la poursuite du bonheur » étant une pierre angulaire de l’indépendance américaine, tandis que des sommités comme Jean-Jacques Rousseau en faisaient un prérequis (la définition du bonheur, selon Rousseau, se résumait à un compte en banque bien garni, un bon cuisinier et une digestion harmonieuse). Dans la France du XIXe siècle, en revanche, le bonheur a commencé à être considéré comme une faiblesse, décrié tour à tour comme une peste, un signe de stupidité et sans valeur culturelle. Le bonheur ici et maintenant était impensable, selon Rémy Pawin. Après une brève période d’euphorie à la fin des années 1930, il a été relégué au second plan par la Deuxième Guerre mondiale et ses conséquences. Tout au long des années 1950, la tâche primordiale du citoyen était de reconstruire un pays dévasté et non de s’amuser. Il faudra attendre les années 1960 pour voir la tendance s’inverser. Le mouvement de la jeunesse de cette période – sans doute plus politique en France qu’ailleurs – fut déterminant dans la construction d’un bonheur « individuel et consumériste », selon Rémy Pawin. Etre heureux était à nouveau souhaitable, mais l’accent avait été déplacé du social vers l’individuel. A mesure que la société française s’enrichissait, la consommation devenait la locomotive de l’économie, et les biens des objets de bonheur subjectif pour une grande partie de la population.

france-francais-french-grumpy-sad-triste-mecontents-unhappy-sinistrose-2
© Hervé Pinel

Le vent a tourné une nouvelle fois à la fin des années 1970, lorsque les perspectives économiques se sont assombries, que le chômage de masse est revenu sur le devant de la scène et que les avantages de la société de consommation ont été remis en question. Il est devenu évident que les données sur les habitudes de dépenses ne donnaient pas une image complète de la situation vécue par des gens ordinaires. Au tournant du siècle, des travaux ont été entrepris afin de trouver un moyen plus global de mesurer le progrès social. En 2008, mécontent des données statistiques disponibles, le président Nicolas Sarkozy a commandé un rapport historique – chapeauté par un éminent économiste américain, Joseph Stiglitz – afin de trouver des alternatives au PIB comme pilier de l’analyse. Trois ans plus tard, l’Organisation de coopération et de développement économiques a publié une enquête sur le bien-être dans ses pays membres. D’autres pays et organisations, notamment les Nations Unies, ont suivi le mouvement ou lancé des initiatives similaires. L’idée était que le BNB – le bonheur national brut – était aussi important, voire plus, que le PIB. Les économistes, sociologues et autres experts se sont tournés vers le bien-être subjectif, ou SWB (subjective well-being), qui se focalise sur les sentiments globaux d’un individu quant à son existence.

Techniquement, cet indicateur couvre un éventail de concepts plus large que le simple bonheur, puisqu’il se concentre sur les expériences, sentiments et impressions personnelles. Mais, comme son nom l’indique, il est subjectif. Ainsi, si le bien-être subjectif est utilisé comme référence universelle, à l’instar du PIB, on suppose implicitement que les habitants de tous les pays définissent le bonheur et répondent aux enquêtes de manière globalement similaire. Si ce n’est pas le cas, on pourrait tout aussi bien demander aux gens de classer leurs aliments nationaux préférés : si une majorité d’Américains déclare que la tarte aux pommes est leur met favori, qu’est-ce que cela implique pour les habitants d’un autre pays qui adorent, par exemple, la crème caramel ? « Ils n’aiment pas la tarte. Hé, ils doivent être malheureux ! » Des efforts constants sont certes faits pour aligner les réponses nationales en ignorant les mesures subjectives de concepts objectifs. Mais les bases de comparaison ne sont pas toujours comparables, car d’autres enquêtes portant sur les mêmes sujets donnent des résultats radicalement différents : pensez à la Norvège contre le Panama pour la nation la plus « heureuse » du monde. Il n’est pas simple de tirer des conclusions objectives à partir de données subjectives.

Ce qui me ramène, subjectivement, à l’observation initiale de mon amie, à savoir que la France est collectivement malheureuse mais individuellement satisfaite, voire carrément heureuse. Les deux sphères – personnelle et communautaire – sont souvent déconnectées : malgré le pessimisme ambiant, les Français peuvent être heureux individuellement, avec leur famille et leurs amis.

D’après les statistiques, je vis dans un pays qui n’est guère l’endroit le plus joyeux du monde. La France se classe au 20e rang dans le rapport des Nations Unies sur le bonheur dans le monde, juste devant Bahreïn, mais bien loin derrière l’Islande, par exemple, et quatre rangs derrière les Etats-Unis. Apparemment, je serais plus heureux au Luxembourg (au 6e rang) ou en Irlande (13e). Et pourtant, les gens qui m’entourent sont enjoués (à moins que la conversation ne prenne un tour politique) ; ils vivent le moment présent ; ils aiment faire ce que bon leur semble et le partager ; ils se plaignent (ils sont tout de même français), mais généralement avec bon sens et souvent de manière constructive. Même le propriétaire de mon restaurant de quartier, réputé pour son sale caractère, esquisse un petit sourire de temps à autre. Comme pour beaucoup de gens, les statistiques ne racontent pas toute mon histoire ou la leur. Comme dit le proverbe, est heureux qui croit l’être – et pas seulement les simples d’esprit !

 

Article publié dans le numéro d’août 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.