Personne ne s’en douterait. Mais si Rebekah Peppler aime une chose par-dessus tout dans la cuisine française, ce n’est pas la cuisine elle-même. Ce sont « les liens qui se tissent autour de la table et cette intimité qui naît des plats, plus que de l’action de manger », explique cette spécialiste que la James Beard Fundation a présélectionnée en 2019 pour son prix du meilleur livre de recettes. Comme elle le dit elle-même, son objectif est de s’inspirer « des soirées à la française, à la fois élégantes, sexy et d’un charme pétillant », et de donner à son lectorat les outils nécessaires pour faire de même chez lui.
D’Alice B. Toklas à David Lebovitz en passant par Julia Child, chaque génération compte son lot d’expatriés américains qui se sont donné pour mission de faire connaître à leurs compatriotes la cuisine française du moment. Tout l’art de cette transmission consiste à ménager un chevauchement transatlantique – en puisant dans la culture tricolore tout en répondant au marché outre-Atlantique. Depuis son arrivée à Paris il y a sept ans, Rebekah Peppler a consacré deux livres à la cuisine et aux boissons françaises, Apéritif et À Table, et un troisième est en cours. Si cette contributrice au New York Times n’est pas la voix de sa génération, elle est en tout cas l’une d’elles.
Son Paris
Un dimanche matin, Rebekah Peppler nous explique : « Avec tous ces livres, mon but est de transporter le lecteur en France et de comprendre un peu mieux la culture. » Assise dans un café artisanal près de son appartement montmartrois, elle semble tout droit sortie d’À Table : T-shirt blanc, pantalon assorti, manteau noir en laine qui lui arrive aux chevilles, lunettes aux montures couleur champagne, sans oublier son incontournable frange, toute en boucles. Elle parle posément, penchée au-dessus de la table pour qu’aucun de ses mots ne se perde dans le brouhaha du lieu.
« Je n’ai pas voulu tomber dans le stéréotype de la fille blanche qui s’installe à Paris pour écrire sur la cuisine française », insiste-t-elle. « D’une certaine manière, c’est pourtant exactement ce que je suis : je suis blanche, je me suis installée à Paris et j’écris des livres de cuisine. Mais ce qui m’intéresse c’est de fouiller l’histoire et le contexte culturel de ce sur quoi j’écris. Je veux démystifier ce fantasme qui se résume à déambuler dans la rue, baguette sous le bras. »
Clin d’œil du hasard, la première photo qui illustre À Table montre Rebekah Peppler dans les rues de Paris, chargée d’un sac noir d’où dépassent un bouquet de fines herbes et une baguette. Notre auteure n’est donc pas à l’abri des clichés. Mais on la voit aussi le long du canal Saint-Martin, un sandwich tunisien dans une main et une bière artisanale de chez BAPBAP dans l’autre. Les pages foisonnent de photos de femmes, des amies proches de Rebekah Peppler, toutes très chics et d’origines diverses. On y trouve aussi de la fantaisie : des tartes aux pommes reluisantes sur des assiettes dépareillées et accompagnées de verres de calvados ; l’auteure, un ballon de vin à la main, appuyée contre la rambarde en fer forgé de son balcon et profitant d’une vue panoramique sur la Ville Lumière. Elle propage ainsi une vision fantasmée de Paris, mais pas la plus répandue parmi les Américains.
Née dans le Midwest, formée sur les côtes
Après avoir grandi dans le Wisconsin, Rebekah Peppler a passé sa vingtaine entre New York et Los Angeles, a étudié la pâtisserie au French Culinary Institute et travaillé comme styliste culinaire et créatrice de recettes. Dans À Table, elle évoque ainsi ses racines au détour d’un commentaire sur le fromage (« Je viens du Wisconsin et vis à Paris, donc génétiquement et contractuellement, je suis obligée d’avoir un avis tranché sur la question »). Juste avant une recette de confit d’aubergine, elle se remémore dans un passage à la Gatsby les étés de son enfance passés dans le chalet familial, « là-haut dans le nord » : « J’y ai passé de longues heures de ma jeune vie d’enfant unique habillée d’un gilet de sauvetage, sur un bateau ponton au milieu d’un lac, à contempler le rivage au loin et à faire comme si l’étendue imprécise qui se dessinait était l’Europe et que j’étais une femme importante et chic au milieu de l’océan, en route vers l’est. »
Au café, Rebekah Peppler sourit, un peu pudique, en racontant que son premier emploi était chez OshKosh B’gosh, une chaîne de magasins de vêtements pour enfants fondée dans le Wisconsin. Mais pour l’essentiel, elle s’est détachée du Midwest et de ses racines. « Ma mère ayant grandi dans une ferme [du Wisconsin], j’ai été amenée très tôt à apprécier les produits de la terre plus que ceux du supermarché », explique-t-elle. « Mais mon chez-moi correspond plus à l’endroit où je me trouve dans le monde qu’à celui d’où je viens. »
Une écrivaine avant tout
Rebekah Peppler a commencé à partager son temps entre Brooklyn et Paris en 2015. Sans notion de français ni amis dignes de ce nom, elle a trouvé dans l’apéritif un rituel qui l’a aidée à trouver ses repères. « Quand on souffre d’une légère anxiété sociale, il est facile de prendre un verre avec quelqu’un pendant trente minutes, sans se sentir obligé à rien d’autre. » Et de poursuivre : « Aux Etats-Unis, cette façon de se retrouver autour d’un verre n’existe pas. J’ai donc essayé de la traduire pour la communauté anglophone. » D’où Apéritif, qui décode l’art français de l’apéro.
Ce premier livre de Rebekah Peppler a été présélectionné pour un prix James Beard et le New York Times l’a inscrit en 2018 à son classement des meilleurs livres de recettes. Cet ouvrage a aussi ouvert l’appétit de Rebekah Peppler, l’incitant à écrire À Table, son second ouvrage, qui analyse de façon plus substantielle la cuisine et la culture culinaire françaises. On y trouve des recettes élaborées à l’issue d’une consciencieuse enquête de terrain – Rebekah Peppler a fait un tour de France gastronomique, prenant des notes en cuisine à mesure que les parents de ses amis français improvisaient de copieux cassoulets ou faisaient mijoter des tagines d’agneau. Dans ces pages, elle montre sa fine compréhension de son lectorat. Si certaines recettes peuvent paraître sophistiquées, le ton est rarement précieux et même plutôt, parfois, un brun canaille – comme si Rebekah Peppler vous confiait ses secrets. Elle glisse d’ailleurs : « Conserver un petit assortiment de vins de table, c’est la garantie de pouvoir organiser apéros et dîners, sans parler de ces troisièmes dates qui finissent par durer 72 heures sans qu’on ne quitte la maison ( je recommande vivement). »
Il était aussi important pour elle d’inclure son expérience personnelle. « Je voulais exprimer le point de vue d’une femme queer, peu représenté, surtout dans l’univers des livres de cuisine. » Plus généralement, elle constate combien, pour ce type de publication, la voix personnelle de l’auteur est souvent mise de côté. « C’est un peu : voici la recette, voici la photo, cuisinez ces trucs et bon vent ! Or, je ne voulais pas me contenter d’écrire un livre de cuisine. J’avais d’abord envie d’écrire tout court, et les recettes ont fait partie du projet. » Rebekah Peppler s’inscrit en effet dans cette nouvelle vague d’auteurs de livres culinaires qui investissent le genre biographique.
Des fêtes de fin d’année tranquilles et décadentes
Aujourd’hui, on pourrait reconnaître en Rebekah Peppler une version de cette femme qu’elle s’imaginait être, enfant. Son pays d’adoption a joué un rôle déterminant dans ce processus, puisqu’elle a fait son coming out, publiquement, sur Instagram, un an après son installation à Paris, peut-être en ressentant cette forme de libération qu’on éprouve en s’éloignant. Son ton a évolué, passant de légendes formulées dans un français balbutiant aux affirmations d’une Parisienne sûre d’elle, qui n’a rien à prouver. Même son style a sensiblement évolué. (La frange a fait son apparition après son arrivée à Paris.) Malgré tous les tracas que rencontre un Américain à l’étranger – problèmes de visa, difficultés linguistiques, solitude –, partir offre la possibilité de se réinventer. Rebekah Peppler a capitalisé sur cet aspect, entraînant ses lecteurs dans son aventure.
Alors que les fêtes de fin d’année approchent et qu’elle achève de rédiger le manuscrit de son troisième livre, Le Sud, lettre d’amour à la cuisine méridionale, Rebekah Peppler prévoit de se terrer dans son appartement. Pour elle, ces fêtes se passeront sans doute à Paris avec sa moitié, peut-être en petit comité, et encore. Après avoir lutté contre un Covid long, elle rechigne à planifier trop à l’avance. « En étant confrontée à ma propre mortalité, j’ai eu droit à un rappel à la réalité », explique-t-elle. « On se croit en bonne santé, mais c’est très éphémère. » Il y aura quand même des huîtres et de la raclette : ce ne sera pas moins décadent pour autant. « Tous les délices seront sur la table. C’est juste que ce sera peut-être une table pour deux. »
À Table: Recipes for Cooking and Eating the French Way de Rebekah Peppler, Chronicle Books, 2021
Article publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.