Bon Appétit

La révolution des French pancakes

Le 2 février, les Français font sauter des crêpes en souvenir d’une fête ancienne aux origines païennes et chrétiennes, la Chandeleur. Une tradition qui a essaimé timidement aux Etats-Unis, pourtant convertis depuis plus d’un siècle à l’art des French pancakes.
© Monika Grabkowska

Vers la fin de l’hiver dans les campagnes, on allumait autrefois des flambeaux pour implorer le retour des beaux jours, purifier la terre avant les semailles et s’assurer une belle moisson. Au Ve siècle de notre ère, la chrétienté adopte la tradition, désormais associée à la présentation du Christ au Temple, quarante jours après sa naissance. Des chandelles (qui donnèrent le terme « Chandeleur » en français et « Candlemas » en anglais) puis des galettes rondes et dorées comme le soleil ont depuis remplacé les torches.

Mais la superstition d’antan perdure : si vous parvenez à faire sauter une crêpe en tenant la poêle de la main droite tout en tenant dans la main gauche une pièce – un louis d’or de préférence –, la prospérité est assurée pour l’année ! Selon le vieux dicton français, « si point ne veux de blé charbonneux [atteint de la maladie du charbon], mange des crêpes à la Chandeleur ». Une croyance décrite en 1870 par un quotidien du Kansas qui explique la tradition de la Chandeleur à ses lecteurs : « On pense que si vous ne mangez pas de pancakes ce jour-là, vous n’aurez pas d’argent pour l’année suivante. »

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© AGIP

Crêpes ou galettes ?

French pancakes. C’est ainsi que les crêpes, qui sont apparues il y a une dizaine de millénaires et sont aujourd’hui présentes dans toutes les cultures, étaient désignées aux Etats-Unis au milieu du XIXe siècle. A base d’œufs, de lait, de farine, de beurre et de sucre, elles sont cuites au four et n’ont rien à envier aux délicats mouchoirs de dentelle qui commencent alors à faire la réputation de la Bretagne. C’est toujours la région où l’on en consomme le plus aujourd’hui. Lorsqu’elles sont au froment (à la farine de blé), les crêpes sont accompagnées d’une garniture sucrée : confiture, Nutella, pommes à la cannelle ou encore bananes et beurre de cacahuètes. Si la pâte est au sarrasin (à la farine de blé noir), on ne les appelle plus « crêpes » mais « galettes » et on les déguste avec un accompagnement salé.

Au début du XXe siècle, la crêpe Suzette envahit l’Amérique. Nappé d’une sauce à base de sucre caramélisé, de beurre, de jus d’orange et de Grand Marnier, ce dessert parfois flambé et souvent attribué à Escoffier fait des adeptes de Baltimore à Los Angeles. Comme l’étoffe qui lui donne son nom, la crêpe Suzette est légère, raffinée et populaire. C’est la gourmandise française à la mode. Même le général Andrews, chargé de faire appliquer la prohibition, n’a pu résister au dessert imbibé d’alcool pendant son voyage sur le transatlantique France !

Le règne de la crêpe Suzette prend fin avec les années 1950. « Les crêpes ne sont en aucun cas limitées aux desserts », écrit en 1959 le New York Times dans un article intitulé « Crêpes : plus que Suzette ». La porte est ouverte à toutes les audaces – et tous les ingrédients. Crevettes au curry, crabe à la sauce Mornay, épinards à la béchamel, homard, soupe à l’oignon ou bœuf bourguignon, on mange la crêpe à toutes les sauces. Le restaurant The Magic Pan, qui ouvre ses portes à San Francisco en 1966, innove avec son appareil capable de cuire huit crêpes à la fois et décline son concept avec plus de cent adresses.

Une déferlante de crêperies bretonnes

Encouragées par la crêpe mania des années 1970, les crêperies traditionnelles se multiplient aux Etats-Unis : à Dallas, à Cincinnati, à Fort Lauderdale ou à Santa Fe, on va dîner à La Crêperie ou à La Crêpe. « On faisait jusqu’à 300 couverts le samedi », se souvient Germain Roignant, originaire de Châteauneuf-du-Faou dans le Finistère et propriétaire de la plus ancienne crêperie aux Etats-Unis, la bien nommée La Crêperie à Chicago. En 1972, il a dû faire venir de Bretagne son billig, cette plaque de cuisson en fonte sur laquelle on « tourne » la pâte à crêpe à l’aide d’un râteau en bois, ou rozell en breton.

« On les trouve partout ici maintenant », témoigne l’octogénaire. Pour cause : les Etats-Unis représentent le deuxième marché après la France de la maison Krampouz, le spécialiste breton de la crêpière. « Il y a des crêperies dans toutes les villes américaines aujourd’hui, mais c’est un marché difficile. J’en ai vu une dizaine se monter à Chicago puis fermer peu de temps après. Il faut connaître son produit – elle est spéciale, la crêpe bretonne – et accepter l’évidence : la crêpe ne sera jamais aussi populaire aux Etats-Unis que la pizza ! »


Article publié dans le numéro de février 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.