Aucun Français sain d’esprit ne se rend aux Etats-Unis pour la gastronomie. Mais une fois de l’autre côté de l’Atlantique, il faut bien se nourrir. S’il est président de la République, il peut compter sur au moins un repas à la Maison-Blanche lors du dîner officiel donné en son honneur. Le dîner d’Etat est l’une des festivités les plus fastueuses de la Maison-Blanche, un signe de l’importance de l’invité et l’occasion de mettre en valeur l’hospitalité américaine à son plus haut niveau. Lorsque l’invité est français, le défi pour les hôtes américains n’en est que plus pimenté ; mais, pour l’essentiel, ses principaux ingrédients demeurent inchangés.
Ils comprennent un chef d’Etat et sa suite, leurs homologues américains, une pincée de notables américains et étrangers, des toasts (portés, à défaut d’être absorbés) et, bien entendu, de la nourriture. A cette combinaison, le couple présidentiel ajoute ses goûts personnels.
Etant donné l’extravagance naturelle de Donald Trump, le premier dîner d’Etat servi au mois d’avril 2018 en l’honneur du président Emmanuel Macron et de son épouse Brigitte fut traité d’une manière étonnamment sobre. Le dîner avait été organisé par Melania Trump et son équipe personnelle pour ce qui fut sa première réception importante en tant que First Lady ; la vidéo en ligne sur les mois de préparation, en plus de l’événement lui-même, reflète ses goûts plutôt que ceux de son mari.
Dîner intime ou soirée monstre ?
D’abord quelques chiffres : ce dîner officiel fut l’un des plus intimes dans la catégorie, 123 invités. Le dîner des Obama servi en l’honneur de François Hollande en février 2014, une soirée monstre avec une liste de 280 invités, était davantage dans la norme.
Parmi les membres de la délégation du président Hollande, se trouvait un conseiller spécial du chef de l’Etat français, un certain Emmanuel Macron. Raison pour laquelle cette soirée dut avoir un goût de déjà-vu pour l’actuel président français. Et encore davantage pour la Française Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international et ancienne ministre qui peut désormais se targuer d’avoir été invitée à trois dîners officiels en l’honneur d’un chef d’Etat français : Macron, Hollande et Nicolas Sarkozy.
Le dîner des Trump fut une première à au moins un égard. Aussi loin qu’on s’en souvienne, les présidents ont toujours invité un échantillon des membres de la presse accrédités à la Maison-Blanche et autres éminents journalistes. Ce ne fut pas le cas pour les Trump. Etant donné la guerre ouverte entre Donald Trump et les médias traditionnels, ce n’est pas difficile à comprendre. Cependant, le magnat des médias et soutien de Trump, Rupert Murdoch, était bien là, mais il est difficile de le qualifier de journaliste.
Dans le temps, les dîners d’Etat étaient aussi l’occasion de faire la démonstration du bon fonctionnement d’un système politique bipartisan. Mais pas lors de celui-ci : aucun élu démocrate n’y a été invité.
Selon la Maison-Blanche, le premier dîner donné en l’honneur d’un responsable politique français en visite officielle eut lieu en 1931, lorsque le président Herbert Hoover reçut le président du Conseil Pierre Laval. Depuis, tous les présidents français élus après la Deuxième Guerre mondiale ont eu droit aux mêmes égards, et à deux reprises pour deux d’entre eux. Charles de Gaulle fut reçu lors d’un dîner bien arrosé par le président Truman quand le général était chef du gouvernement provisoire, puis de nouveau en 1960 par le président Dwight Eisenhower, son camarade de guerre. Avant ce dernier dîner, de Gaulle ne manqua pas de déposer une couronne de fleurs au pied de la statue de La Fayette. Le premier hôte de Jacques Chirac, alors Premier ministre de Mitterrand en 1987, fut Ronald Reagan. Son deuxième hôte, cette fois en tant que président, fut Bill Clinton en 1996.
Manifestants et concert de jazz
Les dîners d’Etat sont parfois l’occasion pour les manifestants de faire entendre leurs doléances devant les grilles de la Maison-Blanche. Le seul président français à avoir été la cible de protestataires fut Georges Pompidou. Lors de son arrivée, une foule pro-israélienne chanta « La Fayette oui, Pompidou non » pour protester contre la vente d’avions de chasse français Mirage au régime libyen.
Giscard d’Estaing se rendit à Washington en y mettant les formes, à bord de feu le Concorde. Cet avion n’était pas du goût des écologistes mais ils ne manifestèrent pas devant la Maison-Blanche lors du dîner. Le supersonique commença sa liaison régulière entre Paris et la capitale américaine (3 heures et 55 minutes de vol) quelques jours plus tard, malgré les plaintes à propos des nuisances sonores.
Stars de cinéma et personnalités françaises du monde des affaires et de la culture sont conviées à ces dîners de travail dans le cadre d’un sommet bilatéral. Au dîner donné pour Macron, Bernard Arnault, président du groupe de luxe LVMH et sa femme Hélène, la présidente de la Bibliothèque nationale de France, Laurence Engel, et la directrice du musée d’Orsay, Laurence des Cars, faisaient partie de la liste des invités.
Lors du dîner donné en l’honneur de Sarkozy en 2007, on comptait parmi les invités Guy Wildenstein, patriarche d’une dynastie de marchands d’art, et le chef cuisinier Guy Savoy. Xavier Guerrand-Hermès, alors à la tête de la célèbre marque parisienne, était parmi les invités lorsque Gerald Ford reçut Giscard d’Estaing.
Les animations de ces soirées ont au fil des ans couvert une large palette allant du jazz à l’opéra. Le président Gerald Ford opta pour le légendaire pianiste de jazz Earl « Fatha » Hines. Le couple Obama avait un faible pour les stars de la pop, comme Beyoncé. Lors du dîner servi en l’honneur de François Hollande, ce dernier était à la droite de Michelle Obama, comme le veut le protocole, et le présentateur de télévision Stephen Colbert à sa gauche. Et peu importe si lors de son émission de la veille, il ne s’était pas privé de plaisanter à propos de Valérie Trierweiler, l’ex-compagne du président français.
Melania Trump a choisi une programmation musicale classique : deux sopranos de l’Opéra national de Washington ont interprété « Les Chemins de l’Amour » de Francis Poulenc, et le magnifique et envoûtant « Duo des fleurs » tiré de Lakmé, l’opéra de Léo Delibes qui raconte l’amour tragique d’un officier britannique pour une Indienne au temps de l’Empire britannique. Puis, les cordes de l’U.S Army et de l’Air Force ont pris des intonations gauloises pour jouer « La Vie en rose ».
Sarkozy et Hollande se sont chargés eux-mêmes du show en alimentant les rumeurs sur leurs histoires d’amour respectives. Sarkozy n’était pas accompagné à Washington de sa femme Cécilia Ciganer, car ils venaient de divorcer. Les Américains s’attendaient à ce que Hollande soit accompagné de sa compagne Valérie Trierweiler, mais le couple avait rompu quelques jours auparavant, obligeant la Maison-Blanche à détruire des centaines d’invitations mentionnant le nom de Trierweiler.
A La Fayette ! A Rochambeau !
Et que peut-on dire du repas lui-même ? L’approche globale des chefs de la Maison-Blanche est de résister à la tentation de servir des plats américains rustiques et de proposer plutôt des menus classiques de grande qualité avec, ici et là, quelques touches locales.
L’idée du paradis gastronomique selon Trump a la forme d’un cheeseburger baignant dans le ketchup, englouti à grand renfort de Coca-Cola Light. Mais au dîner en l’honneur des Macron, fut servi une tarte au fromage de chèvre, accompagnée d’une confiture de tomate en entrée. Vinrent ensuite des côtelettes d’agneau avec un jambalaya de riz doré de Caroline (un plat originaire de Louisiane, d’influence espagnole et française), puis une tarte aux nectarines, ainsi que de la glace à la crème. Le tout arrosé de vins californiens.
Entre les plats, on assista à un échange de politesses se terminant par des toasts proposés par les deux présidents. Au cours de cet exercice, quasiment tous les hôtes de la Maison-Blanche ont invoqué le nom de La Fayette comme symbole de l’amitié franco-américaine et Trump n’a pas dérogé à la règle. Rochambeau est aussi mentionné à l’occasion, y compris par le président Trump, qui a également cité Victor Hugo.
Concernant leur relation personnelle, l’attitude de Macron sembla, disons, plus pragmatique. Lors de la préparation de la visite présidentielle, le Français s’était distancé des conversations « entre bons copains » proposées par Washington. Macron a d’ailleurs profité de ses interventions pour mettre en perspective son amitié avec Trump. Oui, a-t-il dit, « il y a beaucoup de commentaires sur notre amitié », mais cela sert un objectif plus large qui est de maintenir un dialogue bilatéral, et ce que Macron a qualifié de « statut d’universalité » – stabilité et valeurs universelles –, au service de « nos deux pays et du reste du monde ».
« J’ai appris à vous connaître, vous avez appris à me connaître », a-t-il poursuivi en anglais. « Nous savons tous deux qu’aucun de nous ne change d’avis facilement. Mais nous allons travailler ensemble, et nous avons cette faculté de nous écouter mutuellement. » Cela sonnait encore moins amical en français.
Article publié dans le numéro de juin 2018 de France-Amérique. S’abonner au magazine.