Éditorial

Le wokisme, une danse à la mode

Entre les Etats-Unis et la France, les idées ont toujours circulé, mais lentement. Il se passera trente-cinq ans entre l’analyse de la démocratie américaine par Tocqueville et l’instauration durable de la république française. Maintenant, les échanges sont instantanés ; c’est ainsi que le wokisme a atteint la France.
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© Antoine Moreau-Dusault

A quelle vitesse idées et comportements circulent-ils entre les Etats-Unis et la France ? Cette étude, beau sujet de thèse, mériterait un algorithme, pour abuser de ce savant terme à la mode. Comme base de calcul de la vitesse de circulation, voici quelques données et rappels historiques. La Constitution des Etats-Unis, adoptée en 1788, fut en grande partie inspirée par les écrits de Montesquieu et Jean-Jacques Rousseau, publiés une génération avant qu’ils ne soient adoptés par les Pères fondateurs. Il fallait alors entre un et deux mois pour traverser l’océan. Alexia de Tocqueville publie De la démocratie en Amérique, qui popularise en France les institutions américaines, entre 1835 et 1840 ; c’est en 1848 que les Français se rallient à une république inspirée des Etats-Unis, avec un président élu au suffrage universel : Louis-Napoléon Bonaparte.

L’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis, en 1865, ne sera célébrée en France qu’en 1876, avec la construction d’une statue de la Liberté brisant ses chaînes. Le rythme des échanges ne s’accélère donc que modestement. Tandis qu’en France, la Troisième République est ébranlée par la Première Guerre mondiale, le président Alexandre Millerand propose au début des années 1920 de conforter les institutions en réformant la Constitution sur les bases du document américain : les idées circulent désormais à la vitesse des bateaux à vapeur plutôt qu’à celle de l’Hermione qui transporta La Fayette (39 jours de mer en 1780).

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’avion remplace les paquebots. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, à l’origine du mouvement féministe en France comme en Amérique, est publié à Paris en 1949. Une traduction anglaise paraîtra aux Etats-Unis quatre ans plus tard. Après les vols Paris-New York en Constellation, 20 heures de vol avec escale en Irlande, le Boeing 707 réduit le voyage à huit heures à partir de 1958. Grande première : le trajet est direct ! C’est alors que des intellectuels français, Jacques Derrida et Michel Foucault en particulier, popularisent sur les campus américains la déconstruction, dénonçant par leur analyse critique le pouvoir abusif des mâles blancs : le politiquement correct des années 1980 en est directement issu.

Avec Internet – nous sommes dans la métaphore, bien entendu – la circulation des influences devient instantanée : #MeToo, popularisé aux Etats-Unis il y a six ans, s’installe en France sans délai de transition. Il en va de même du wokisme, version extrême du politiquement correct, qui passe des mots à l’action. Le wokisme est-il déjà français autant que #MeToo l’est devenu? Jugeons-en par une anecdote qui me paraît significative.

L’histoire se passe à Sciences Po, qui n’est pas n’importe quelle école. Depuis sa fondation en 1872, Sciences Po sélectionne et forme les élites de l’administration, de la politique et du monde des affaires en France : Emmanuel Macron en est issu, comme Georges Pompidou, Jacques Chirac et François Hollande avant lui. Or, Sciences Po est récemment devenu un laboratoire emblématique du wokisme. En décembre dernier, une professeure de danse a été conduite à démissionner, dit-on, parce qu’elle refusait d’adopter un vocabulaire sexuellement neutre : enseignant la danse de salon, elle persistait à dire « les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ». Or, il fallait dire, selon ses étudiantes qui se sentaient discriminées, leaders et followers.

La direction de Sciences Po a donné raison aux plaignants contre l’enseignante, se fondant sur la charte de déontologie de l’école, qui bannit toute discrimination. La professeure n’eut d’autre choix que de quitter son poste. Mais pourquoi diable apprend-t-on la danse de salon à Sciences Po ? J’y ai moi-même enseigné l’économie, jusqu’en 2010, et il n’y avait pas de cours de danse. L’explication est tout sauf wokiste. Les étudiants de Sciences Po organisent des « rallyes », des soirées mondaines héritées de l’aristocratie et de la bourgeoisie du début du XXe siècle. Savoir danser est un préalable indispensable pour rejoindre ces évènements, qui sont aussi des cercles de pouvoir : danser permet de s’infiltrer dans les hiérarchies sociales.

Le wokisme, en France comme aux Etats-Unis, est-il ridicule et haïssable ou une révolution nécessaire contre des privilèges tacites ? Les deux. Les critiques du wokisme soulignent en gras ses excès, clament contre la censure. Les plus excessifs devinent, dans le wokisme, la destruction de la civilisation occidentale. Certes, mais voient-ils que le wokisme révèle aussi des discriminations tout à fait réelles dissimulées derrière des alibis culturels ? Quant aux wokistes, ils sont évidemment persuadés de leur droit, quitte à exécuter des victimes innocentes, ce qui est le propre de toute révolution. Voici pourquoi, en France comme aux Etats-Unis, il me paraît nécessaire d’être à la fois wokiste et antiwokiste. Adieu l’Hermione, l’époque est à la simultanéité.


Editorial publié dans le numéro de février 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.