Que les esprits se soient échauffés en période électorale n’a rien de surprenant et n’est pas absolument nouveau dans l’histoire des Etats-Unis : sans remonter jusqu’à Abraham Lincoln, dont l’élection avait provoqué la sécession, rappelons que celle de Nixon fut précédée d’émeutes urbaines infiniment plus violentes que les protestations auxquelles Donald Trump a pu appeler. Par-delà les échauffourées, le malentendu vient de ce que l’on appelle « démocratie » en Amérique : elle ne se réduit pas à une élection présidentielle. Cette démocratie, telle qu’Alexis de Tocqueville l’avait décrite en son temps (mais qui a vraiment lu ses livres ?), se définit par ses mœurs et par ses institutions. Détaillons !
L’égalité tout d’abord, celle des conditions sociales, du droit d’expression et des comportements, est ce qui étonna le plus Tocqueville, lui-même issu de la France aristocratique. Il envisagea que cette égalité des conditions deviendrait aussi l’avenir de la vieille Europe : il vit juste. Les Etats-Unis comptent évidemment des riches et des pauvres, mais ne souffrent pas de hiérarchies sociales insurmontables : les élites circulent et se renouvellent sans cesse. Donald Trump et Joe Biden se présentent comme des hommes du peuple qui parlent au peuple dans un langage populaire : d’où leur relatif succès, reflets l’un et l’autre d’aspirations communes, s’éduquer et s’enrichir, Biden forçant sur l’éducation et Trump sur l’enrichissement. Ces droits démocratiques, nul aux Etats-Unis, tous partis confondus, ne les remet en cause. Pour les Républicains comme pour les Démocrates, voués à gouverner ensemble – la cohabitation des partis adverses est dans l’histoire américaine la norme plus que l’exception –, ils feront en sorte que les Etats-Unis restent la nation de toutes les opportunités, là où la « poursuite du bonheur » reste, depuis 1776, le premier des droits.
Des droits garantis par des institutions séculaires, solides comme le roc et inébranlables, fut-ce par les tweets incendiaires de Donald Trump : reconnaissons d’ailleurs que celui-ci, s’il n’a jamais manifesté une passion pour la Constitution et les normes qui en dérivent, ne les a jamais violées. S’il eut autant recours à la communication directe par Twitter, c’est parce que le président des Etats-Unis est un Gulliver ficelé par le Congrès, la justice, la presse et les Etats. Son pouvoir n’est que d’influence, un pulpit power, une magistrature dont il aura usé ni plus ni moins que ses prédécesseurs, mais, à l’heure des réseaux sociaux, de manière plus flamboyante. A-t-il ébranlé les institutions ? Non. A-t-il métamorphosé les Etats-Unis ? Pas plus : aucune réforme fondamentale ne porte son nom (pas d’équivalent à Obamacare) et il n’aura déclenché aucune guerre. Ce qui, paradoxalement, fait de lui un Jimmy Carter bis, un pacifiste. Mais il est indéniable, y compris chez ses partisans, qu’il aura attisé quelques fractures ethniques, flatté les instincts racialistes : tel est son héritage pas véritablement nouveau dans l’histoire américaine et soutenu par des foules ancrées dans leur identité. Au moins n’aura-t-il pas été antisémite.
Mais la démocratie ne se réduit pas à la Maison Blanche, ni même à Washington. Pour les Américains, la vraie vie publique se situe ailleurs, à l’échelle locale. La cristallisation partisane autour des institutions fédérales ferait oublier que, le 3 novembre, on a aussi désigné des magistrats, des shérifs, des administrateurs scolaires, le chef des pompiers, des élus municipaux et cantonaux, des députés d’Etat et j’en oublie. Ces milliers de représentants constituent le maillage serré et local de la démocratie américaine, la démocratie du quotidien : là où l’on vit vraiment, très loin de Washington. De l’importance de cette démocratie locale, on prend en ce moment la mesure dans la bataille tragique contre la pandémie de Covid-19. Le gouvernement fédéral ayant démontré son désarroi face à la maladie, les autorités locales ont pris le relais avec quelque succès, comme en témoigne l’Etat de New York.
Ce tableau d’une démocratie relativement apaisée ne persuadera pas ceux qui redoutent guerre civile et guerre raciale ; je partage leur crainte, je n’exclus pas leur hantise, mais je crois en la résilience de la démocratie américaine et en sa capacité de gérer le mieux-être. Sans doute parce que j’ai le souvenir de la ségrégation antérieure à 1964 et de la misère du Sud, je peux témoigner qu’en deux générations, grâce au débat démocratique entre adversaires a priori irréconciliables, le droit au bonheur s’est rapproché de sa promesse. Cette amélioration du destin de chacun devrait se poursuivre, Républicains et Démocrates n’ayant pas d’autre choix que de combattre ensemble les périls immédiats : une pandémie qui tue, une récession économique comparable à celle des années 1930 et des concurrents extérieurs (à mon sens, plus concurrents qu’ennemis), tels la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord.
Le 20 janvier prochain, quand sera inauguré le prochain président – sans oublier les shérifs, juges de paix et autres élus locaux –, les Américains auront oublié l’ouragan des tweets ou le recomptage des voix dans quelque comté reculé de Géorgie. La démocratie en Amérique est plus résiliente que ceux qui, entre deux scrutins, n’en sont que les mandataires provisoires. Les institutions américaines sont au-dessus de ceux qui les gèrent.
Editorial publié dans le numéro de décembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.