Portrait

Gilles Epié, à la conquête de la capitale américaine

Sur la glace au miel de lavande, décorée de minuscules fleurs roses, le serveur verse un filet odorant d’huile d’olive. Les gouttelettes se fondent dans le granité, posé sur un lit de panna cotta au chocolat blanc d’où pointent des rubans de citron confit. L’auteur de cette délicate concoction est Gilles Epié, le chef français qui vient de poser ses marmites à L’Avant-Garde, à Washington.
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C’est une nouvelle aventure pour ce chef étoilé qui balade son talent des deux côtés de l’Atlantique depuis près de trois décennies. A 64 ans, avec son visage buriné, ses tatouages et ses grosses bagues surmontées de têtes de mort, Gilles Epié a plus l’air d’un chanteur de rock que d’une star du guide Michelin. Malgré les innombrables consécrations, ce Nantais issu d’un milieu modeste n’a rien perdu de la passion de la cuisine, transmise par sa mère, reine des choux à la crème. A 14 ans, ses parents l’inscrivent dans une école professionnelle où l’on forme les cuisiniers de collectivités. Il y apprend à préparer 25 volailles à la fois. Pas tout à fait la grande gastronomie dont il rêve !

L’adolescent entre un jour dans le nouveau restaurant que Paul Bocuse vient d’ouvrir à Nantes. Il croise Roger Jaloux, le sous-chef, et lui déclare de but en blanc : « Je viens chercher du travail. » Jaloux le prend sous son aile et lui apprend les ficelles du métier. Epié passe ensuite chez une série de grandes toques : Michel Kéréver, Jean-Pierre Coffe et François Clerc, dont il devient l’adjoint. Leur recette d’aumônière de caviar fera le tour de la planète. Lorsque Clerc rachète Le Pavillon des Princes au Bois de Boulogne, il en confie la cuisine à Epié. « Il m’a dit ‘Fais ce que tu veux’ », se souvient-il. « J’avais 21 ans ! » Six mois plus tard, il devient le plus jeune chef à obtenir une étoile Michelin.

Après plusieurs tables à Paris et à Bruxelles, Gilles Epié s’envole vers les Etats-Unis, sans baragouiner un mot d’anglais. Par l’intermédiaire de son ami Alain Ducasse, il fait la connaissance d’un artiste japonais qui vient de racheter L’Orangerie, un établissement haut de gamme de Los Angeles alors en perte de vitesse. En un an, il fait passer le restaurant de 3 à 5 étoiles grâce à son menu provençal et décroche le titre de « meilleur chef en Amérique » décerné par le magazine Food & Wine. Toutes les stars viennent y dîner : Gregory Peck, Kirk Douglas, Elizabeth Taylor… Frank Sinatra y célèbre ses 80 ans.

« C’était comme dans un film quand je pénétrais dans la salle, il y avait les derniers géants d’Hollywood », se rappelle le chef. Il joue au foot avec Rod Stewart et devient l’ami de Slash, l’ex-guitariste des Guns N’ Roses, qui lui amène tous ses copains musiciens. Gilles Epié « est généreux dans sa cuisine et cherche à faire plaisir », affirme Slash dans un entretien au journal Ouest-France. « Il m’impressionne. Je suis fier de voir tout ce qu’il a accompli. »

Parmi les célébrités, débarque un soir Richard Gere accompagné de sa petite amie du moment, Elizabeth Nottoli. Selon la légende, c’est le coup de foudre entre le Frenchy et la mannequin d’Elite qu’il épouse. Ensemble, ils organisent des soirées privées mémorables pour les stars. Chez le rappeur Eminem, lors d’une fête sur le thème hawaïen, ils transforment en plage les courts de tennis en faisant livrer des tonnes de sable. La plus délirante reste le réveillon de l’an 2000 à un million de dollars pour un producteur de musique. A ce prix-là, il a eu droit à 140 kilos de caviar et 200 caisses de champagne !

Une rockstar en cuisine

Gilles Epié a un stock inépuisable d’anecdotes. Il a nourri toutes les célébrités, de Robbie Williams à Catherine Deneuve, en passant par le prince Harry et Meghan Markle et quasiment tous les présidents américains et français, y compris Donald Trump. Il a devisé de pêche à la ligne avec François Mitterrand, qui lui envoyait des fleurs après chaque repas. Maurice Jarre a mis son menu en chansons. Et le chef s’est même fait masser les vertèbres par Sharon Stone. Mais si elle vous le propose, confie-t-il, mieux vaut éviter. « Elle m’a massacré le dos ! »

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Gilles Epié et sa femme fêtent l’ouverture de Frenchy’s Bistro à l’aéroport Charles-de-Gaulle, en avril 2013. © Vincent Capman/Paris Match/Getty Images
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Gilles Epié (au centre) avec l’équipe de L’Orangerie, à Los Angeles, en 1995.
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A la carte des desserts à L’Avant-Garde, un mille-feuille au « chocolat grand cru » et sa crème à la pistache. © Rey Lopez/Eater DC

Après le 11 Septembre, cependant, l’atmosphère change. Le pays « se replie sur lui-même » et le couple rentre en France. Gilles Epié investit en 2005 dans Citrus Étoile, à deux pas des Champs-Elysées, qui devient le rendez-vous du show-business hexagonal. Il participe aussi à deux émissions de téléréalité et ouvre une brasserie baptisée Frenchy’s Bistro à l’aéroport Charles-de-Gaulle : pour son lancement, Paris Match photographie Epié en smoking et nœud papillon en train de pique-niquer au champagne avec sa femme sur l’aile d’un Boeing d’American Airlines !

En 2017, il revend Citrus Etoile et retourne aux Etats-Unis, d’abord à Miami puis de nouveau à Los Angeles, au Montage Beverly Hills. Las ! Le restaurant ferme par suite de la pandémie. Le Français, père de quatre enfants, se met alors à confectionner chez lui des plats à emporter, mais ses voisins protestent contre la circulation accrue. Qu’importe le virus ! Gilles Epié a la bougeotte. Il fait ses valises pour Hawaï et prend en charge les huit restaurants du Turtle Bay Resort, un complexe hôtelier. Il n’y fera pas long feu. C’est trop grand – il gère 75 cuisiniers – et trop impersonnel, même si l’île est un paradis pour les sushis, son plat préféré.

Il est alors contacté par Joanna et Fady Saba, un couple franco-libanais propriétaire de L’Annexe, un chic bar à cocktails situé à Georgetown, un quartier historique de Washington. Ils lui proposent de prendre la tête d’un nouveau restaurant, baptisé L’Avant-Garde. Direction la côte est, donc, toujours accompagné d’Elizabeth Nottoli et de leurs deux chats, Elvis et Ziggy (en hommage à David Bowie). La famille se plaît beaucoup à Washington. « Les gens sont très francophiles et éduqués en matière culinaire », apprécie le chef, « peut-être parce qu’ils ont voyagé ».

Comme tous les soirs à 19 heures, c’est le branle-bas de combat dans la cuisine. Debout les bras croisés, Gilles Epié ne quitte pas des yeux le ballet des cuisiniers et des assiettes qui s’organise autour de lui dans une synchronisation parfaite. Et dans un silence presque total. Ici, pas d’agitation frénétique, de tintamarre de casseroles, de coup de gueule… La carte se veut résolument « franco-française » : beignet de foie gras caramélisé au porto, poulpe grillé entouré d’un aïoli de pommes de terre à la harissa, matelote de bœuf au vin rouge, ou encore bouillabaisse surmontée d’un dôme feuilleté que l’on perce pour dégager son arôme irrésistible. « C’est la Provence qui se déplace dans votre assiette », commente joliment le maître d’hôtel.

Gilles Epié rêve de simplicité – « le plus dur en cuisine », selon lui. Assez des restaurants huppés et chers d’où l’on sort affamé. Le Nantais a envie de mitonner ce qu’il aime, comme à la maison, avec générosité. D’où le poulet-frites inspiré du plat du dimanche de son enfance. « Le seul secret dans la cuisine », assure-t-il, « c’est la passion, le respect du produit, le cœur que l’on met à préparer la volaille avec du vrai jus ». On ne va pas le contredire. Sur son bras est tatouée une carpe koï, le symbole de la bravoure au Japon… et l’emblème des yakusas.


Article publié dans le numéro de février 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.