Dans un quartier chic de la cité nordiste de Croix, au milieu des maisons néo-normandes et des haies bien taillées, se dresse une bâtisse de soixante mètres de long. Le genre d’anomalie qui tire un promeneur distrait de ses rêveries les plus profondes ; le genre d’architecture qui en rappelle une autre mais qui est pourtant unique ; le genre de maison dans laquelle on se verrait bien vivre.
Dans les années 1930, Robert Mallet-Stevens est un architecte génial, curieux et polyvalent : ce disciple de Frank Lloyd Wright s’est déjà distingué comme chef décorateur sur les films de Jean Renoir et Marcel L’Herbier. Un industriel du textile roubaisien, Paul Cavrois, lui donne carte blanche afin qu’il bâtisse une demeure familiale unique. En seulement trois ans, Mallet-Stevens va bâtir une « œuvre totale », cohérente dans son ensemble, symétrique jusque dans ses moindres détails. Il conçoit à la fois le parc, le bâtiment, ses aménagements intérieurs et son mobilier. Son programme : « air, lumière, travail, sports, hygiène, confort et économie ».
Si l’esthétique de la villa est résolument moderne – avec ses formes rectilignes rappelant celles d’un paquebot et ses volumes cubiques en béton armé, ses larges baies vitrées ou encore cet usage étonnant de la brique jaune –, le plan s’inscrit dans la tradition du château à la française du XVIIIe siècle. Deux ailes symétriques séparent les appartements des parents de ceux des domestiques et des enfants. La piscine au pied de la façade sud rappelle des douves et les pièces de réception sont prolongées par les allées du parc et son miroir d’eau, long de 72 mètres, qui n’est pas sans rappeler les jardins de Le Nôtre. L’intérieur est si moderne pour l’époque qu’on pourrait le croire anachronique : ascenseur, interrupteurs, prises et horloges électriques, haut-parleurs intégrés aux murs afin d’écouter la TSF, l’ancêtre de la radio… Les matériaux industriels comme l’acier, le verre et le métal côtoient les matériaux nobles et anciens tels que le marbre vert de Suède et les planchers en acajou.
Réquisitionnée pendant la Seconde Guerre mondiale, la villa Cavrois devient une caserne de soldats allemands. Ces derniers détruiront le plan d’eau, trop visible par l’aviation anglaise ! Les Cavrois écupèrent la villa après la guerre et l’occupent jusque dans les années 1980. Revendue à un promoteur, elle frôle la démolition, tombe en ruines et devient un lieu de squat et de pillage pendant dix ans, avant d’être rachetée en 2001 par l’Etat pour un euro symbolique.
Treize ans de travaux et une vingtaine de millions d’euros plus tard, la villa a retrouvé son état d’origine : ouverte au public depuis 2015, elle est aujourd’hui gérée par le Centre des monuments nationaux – comme la villa Savoye, dans les Yvelines, à l’histoire étrangement similaire. Chaque année, 100 000 personnes viennent visiter ce modèle d’architecture moderniste.
Article publié dans le numéro d’avril 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.