Theodore Breaux était microbiologiste à La Nouvelle-Orléans lorsqu’il s’est intéressé à l’absinthe, au début des années 1990. C’est ainsi qu’est née sa vocation : prouver que cet alcool obtenu par la distillation de plusieurs plantes dont la grande absinthe, l’anis verte et le fenouil, interdit aux Etats-Unis depuis 1912, n’est pas aussi dangereux que l’on croit. Et ce faisant, recréer une boisson bicentenaire qui avait quasiment disparu.
Le 5 mars 2007, après des années d’essais en laboratoire, de recherches en France et de négociations, l’interdiction de l’absinthe était levée aux Etats-Unis – une décision que commémore National Absinthe Day. Quelques mois plus tard, Theodore Breaux, via la société Viridian Spirits, lançait Lucid Absinthe Supérieure, distillée à Saumur, la première absinthe commercialisée sur le marché américain depuis près d’un siècle. (Il a depuis créé plusieurs absinthes, vendues sous la marque Jade Liqueurs.)
L’élixir de la mère Henriot
A la fin du XVIIIe siècle, l’absinthe n’est encore qu’une plante réputée pour ses propriétés médicinales. Une rebouteuse du canton suisse de Neuchâtel, la mère Henriot, en tirait un élixir miraculeux. Un certain major Dubied lui rachètera la recette avant de fonder en 1805 une distillerie à Pontarlier, de l’autre côté de la frontière, avec son beau-fils Henri-Louis Pernod. C’est le début de l’absinthe industrielle – et la naissance du groupe leader sur le marché des spiritueux.
L’absinthe sert de remède contre la malaria et la dysenterie pendant la conquête de l’Algérie, en 1830, avant de s’imposer dans les cafés parisiens. On apprécie son profil anisé et sa mystérieuse couleur verte, qui donne naissance à son surnom (la « fée verte ») et au rituel de « l’heure verte » au moment de l’apéritif. Pour diluer un alcool qui peut titrer jusqu’à 75°, on y ajoute de l’eau glacée et du sucre. Une chorégraphie saisie par le peintre Jean Béraud dans la toile Au café, dit l’Absinthe, exposée au musée Carnavalet.
Toulouse-Lautrec, Manet et Degas immortaliseront eux aussi « la fée aux yeux verts », comme Baudelaire, Verlaine et Zola. Au début du XXe siècle, la France consomme à elle seule plus d’absinthe que toute l’Europe. L’« absinthisme » fait des ravages. Sans compter les producteurs qui vendent de l’alcool frelaté ou teinté au sulfate de cuivre. On accuse la boisson d’entraîner des convulsions et des hallucinations, la tuberculose, l’épilepsie, la folie ; c’est « le poison à proscrire » et, dans le contexte de la Grande Guerre, « l’autre danger » qui menace le pays. Le 16 mars 1915, son interdiction est votée en France (ouvrant la voie à une boisson anisée plus légère, le pastis).
La première « verte » américaine
Cette interdiction sera finalement levée en 2011. Nombre de producteurs se sont depuis engouffrés sur ce marché de niche. On compte en France une quinzaine de distilleries produisant environ 800 000 litres d’absinthe par an (une goutte d’eau par rapport aux 36 millions de litres produits en 1910 !). Citons la maison historique Pernod, qui a relancé une absinthe en 2013, la distillerie jurassienne Marguet Champreux, dont la Fée 69 a décroché le premier prix aux dernières Absinthiades de Pontarlier, et la micro-distillerie californienne St. George Spirits, qui a commercialisé en 2007 la première « verte » américaine.
A la Old Absinthe House, l’un des plus anciens bars du Vieux carré à La Nouvelle-Orléans, les curieux observent en silence le rituel de l’absinthe, inchangé depuis plus de 200 ans. A Brooklyn chez Maison Premiere, à Paris chez Lulu White (son slogan : « Absinthe & Dancing ») ou chez La Fée Verte, l’absinthe se déguste aussi en cocktail : frappée avec de la glace et de la menthe, avec du cidre, de la liqueur de fleurs de sureau et de la chartreuse pour un D-Day Swizzle, ou avec du rhum, du jus d’ananas et de la noix de coco pour une relecture française de la piña colada ! Selon un observateur parisien, « les jeunes générations ne consomment plus de pastis : l’absinthe s’est imposée ».
Article publié dans le numéro de mars 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.