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Bande dessinée : « le nouveau street art »

La première galerie américaine consacrée à la bande dessinée a ouvert ses portes en avril à Manhattan et c’est un collectionneur français qui est à l’origine du projet. Son objectif ? Dépoussiérer le marché américain.
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Miles Hyman, Crash #31 – Ponderosa Basin, 2021. © Courtesy of Philippe Labaune Gallery

Dans le bureau de la galerie qui porte son nom, à Chelsea, Philippe Labaune boit un café dans une tasse à l’effigie de l’album Destination Moon de Tintin. Il est ravi. L’exposition qu’il consacre au dessinateur franco-américain Miles Hyman s’est ouverte le 13 mai et un grand nombre de planches au fusain et illustrations à l’huile ont déjà été vendues. « La bande dessinée, c’est le street art d’il y a quinze ans », affirme le galeriste. « Les gens refusaient d’acheter le travail d’un mec qui fait des graffitis. Aujourd’hui, la cote d’artistes comme Banksy s’envole. »

Philippe Labaune a pourtant failli jeter l’éponge. En février 2020, il organisait à New York une exposition consacrée à la BD européenne – une première aux Etats-Unis. L’événement se déroule « relativement bien », mais la pandémie décourage ses clients. Les marchés financiers sont en berne, un tiers des ventes sont annulées, une cliente demande même à être remboursée. « Je n’avais pas le moral », se remémore le collectionneur français, qui songe alors à retourner dans la finance, son activité à New York pendant vingt-sept ans.

Un email lui redonne espoir. Via son acheteur, un célèbre réalisateur américain fait l’acquisition d’un tiers de la collection exposée. « C’était le signe dont j’avais besoin pour reprendre mes recherches ! » Jusque-là, aucune galerie n’était intéressée par la bande dessinée, l’illustration ou les comics – ce que l’auteur américain Will Eisner appelle « l’art séquentiel ». Dans Chelsea, plusieurs galeries frappées par la pandémie ont mis la clé sous la porte. « Le fait que je vende de la BD n’était plus un obstacle auprès des agents immobiliers et j’ai trouvé cet espace sur la 24e Rue Ouest. »

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Philippe Labaune. © Christina Poindexter

Une image de marché aux puces

Pas moins de huit galeristes sont spécialisés dans la bande dessinée à Paris, contre un seul il y a vingt ans. Aux Etats-Unis, Philippe Labaune est le premier : les ventes se font encore majoritairement sur Internet et lors de conventions. « Mais souvent eux en ligne, la planche est abîmée, la description est mauvaise ou le papier a jauni. Sans parler des faux. Et pendant Comic Con, les vendeurs sont entassés sur leur stand avec 800 planches devant eux. La BD en Amérique a encore une image de marché aux puces : c’est ce que je veux changer. »

Philippe Labaune mise d’abord sur une série d’expositions orchestrées avec soin, comme cet hommage au Japonais Katsuhiro Otomo, organisé en avril dernier pour inaugurer la galerie. Après Miles Hyman, place aux dessinateurs français Georges Bess puis Nicolas de Crécy. Il envisage aussi une rétrospective des magazines Métal Hurlant et Heavy Metal et une exposition consacrée à quatre femmes originaires de quatre continents différents.

« La galerie donne de la légitimité aux artistes et à leur travail : les gens achètent sur Internet jusqu’à 30 000 dollars, mais ils hésitent au-delà », ajoute le galeriste. « Et chez moi, les fans n’ont pas besoin de faire la queue pendant des heures comme à Comic Con pour rencontrer leur dessinateur favori ! » Lors de sa première exposition se sont ainsi croisés des dandys de Chelsea, amateurs d’art, et des adolescents en t-shirt et pin’s en quête d’autographes, habitués des conventions de comics.

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Miles Hyman, Little City Market, 2020. © Courtesy of Philippe Labaune Gallery
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Miles Hyman, The Black Dahlia, Page 118, publiée dans l’adaptation bande dessinée du roman de James Ellroy, Casterman, 2013. © Courtesy of Philippe Labaune Gallery

Un art populaire

Autre caractéristique du marché de la BD, le médium est plus abordable que l’art contemporain : compter près de 3 000 dollars pour une planche originale du Black Dahlia de Miles Hyman, entre 5 000 et 15 000 dollars pour un dessin de Mœbius et 70 à 80 000 dollars pour une planche des Schtroumpfs. La vente aux enchères d’un projet de couverture pour le Lotus Bleu, à Paris en janvier dernier, a marqué un nouveau record sur le marché la bande dessinée : 3,175 millions d’euros frais compris. Mais attention, met en garde Philippe Labaune : « Il faut considérer Hergé comme Léonard de Vinci : il y a lui et il y a tous les autres. »

Le galeriste suit les tendances comme il le faisait lorsqu’il était encore conseiller en investissement. Il cultive un fichier Excel composé d’une centaine de noms, dont 50 % d’artistes européens, 40 % d’Américains et 10 % de Japonais. « C’est mon côté financier. Je suis toutes les grandes ventes aux enchères et pour chaque planche, toile ou dessin rare, je note le prix de départ et le prix de vente. Ca me permet de déceler des courants et de repérer les artistes qui montent. »

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Miles Hyman, Tribeca Tenements, 2021. © Courtesy of Philippe Labaune Gallery

Les Franco-Belges Mœbius, Albert Uderzo, Jean-Claude Mézières, Enki Bilal, Jean-Claude Götting et Philippe Geluck dominent le marché, tout comme les Américains Paul Pope, Ian Bertram, Tradd Moore et Frank Miller, l’auteur de Sin City. La bande dessinée aux Etats-Unis est en retard sur l’Europe, mais les dessins de Robert Crumb dans les collections des grands musées ou l’exposition que consacrera en juin le musée d’art contemporain de Chicago aux dessinateurs américains sont autant d’indicateurs positifs.

Selon Philippe Labaune, le marché américain sera parvenu à maturité lorsque qu’une vente égalera le succès d’Enki Bilal à Paris en 2007. Cette année-là, l’enchère de 32 œuvres originales dépasse toutes les attentes et atteint le chiffre record de 1,3 million d’euros, soit quatre fois son estimation. « C’est la vente qui a tout changé pour le marché de la bande dessinée. »


Miles Hyman: Narrative Images
Du 13 mai au 26 juin 2021
Philippe Labaune Gallery
www.philippelabaune.com