Dans leur incessante poursuite du bonheur si chère à Thomas Jefferson, inscrite dans la Déclaration d’indépendance américaine et implicite dans la Révolution française, nos deux pays, la France et les Etats-Unis, ne s’en sortaient pas mal. Certes, ce bonheur en perspective est un marathon collectif sans limite de temps ni de distance mais, globalement, la direction était la bonne, fondée sur la démocratie politique, la croissance économique et la foi en la science.
Patatras, il aura suffi du surgissement du plus petit des animaux, le virus, pour ébranler notre optimisme et notre parcours. Il faut la comprendre cette petite bête qui s’ennuyait ferme dans la fourrure d’une chauve-souris, avant de sauter sur un pangolin qui finit en brochette sur un marché chinois. Désormais, se dit le virus, le monde m’appartient. Et comme ces petites bêtes n’ont qu’une idée en tête, bien que sans tête, se reproduire à l’infini, elles s’y activent depuis bientôt un an, une obsession. Pour comprendre l’adversaire, expliquait Henry Kissinger dans un autre domaine, celui de la guerre et de la paix, il faut se mettre à sa place : si donc vous étiez un coronavirus, vous attaqueriez les tranchées les plus fragiles, les populations les plus âgés d’abord, dans les pays les plus denses et les plus désorganisés, l’Inde par exemple, ou les pays en guerre comme l’Irak et le Yémen.
En revanche, le coronavirus piétine, voire bat en retraite, quand il rencontre une ferme résistance, quasi militaire, organisée, sans faille. Cette stratégie de résistance, faute de thérapie et de vaccin, est bien connue depuis un bon siècle (elle fut théorisée par le docteur Adrien Proust, père de l’écrivain Marcel Proust et théoricien du cordon sanitaire) : communiquer très clairement, répéter, tester, tracer, isoler. Une stratégie qui exige, pour réussir sinon triompher, une discipline sans faille, une exécution sans état d’âme. C’est ainsi que la Chine, la Corée du Sud, Taïwan et le Vietnam sont presque parvenus à repousser l’assaut. Mais pas nos démocraties. Ce qui d’ordinaire fait notre force — débattre, discutailler, se chamailler, négocier — cette fois-ci conduit à la défaite annoncée.
L’attaque éclair du virus a révélé les crevasses non pas de la démocratie en soi, mais de sa dérision face à une menace réelle. Que les gouvernements et les oppositions se disputent le pouvoir est l’essence même de la démocratie en temps ordinaire, mais dans des circonstances exceptionnelles, face à une agression extérieure, Première et Deuxième Guerre mondiale, menace soviétique, la démocratie n’interdit pas l’union nationale : c’est l’union, en démocratie, qui, toujours, triompha de l’ennemi non démocratique. Cette fois-ci, sans doute parce que la menace n’est pas bien comprise, la désunion prévaut, aggravée en France comme aux Etats-Unis (mais pas en Allemagne) par des haines entre les partis qui dépassent le niveau traditionnel et acceptable de la rivalité.
Dans nos démocraties, quand elles remplissent leur office, on débattait des orientations à prendre face à la réalité ; maintenant, avec le concours des réseaux sociaux, c’est la réalité des faits que l’on conteste, l’opinion du pilier de bistro ou du philosophe en chambre qui équivaut à la science. On en vient à ce paradoxe d’une Chine qui accepte la science et le progrès et d’un Occident où on n’y croit plus. Des politiciens américains, à commencer par le président, des médecins et intellectuels médiatisés en France, rejettent toute rigueur scientifique, avancent des remèdes de charlatans, ou au nom de la liberté, mais seulement la leur, s’opposent à toute mesure collective prophylactique.
Ce renoncement de l’intelligence des faits, négation de la philosophie franco-américaine des Lumières, sème évidemment le doute sur la légitimité des gouvernants et des savants. La stratégie pourtant connue et indispensable de résistance au virus devient inapplicable, constellée de passe-droits et d’exceptions : le virus s’en réjouit, il gagne. Contre la démocratie mais aussi contre l’économie. Car l’opposition, la contradiction que certains complices involontaires du virus, les idiots utiles de la pandémie, avancent pour préserver la croissance plutôt que la santé publique, est la pire des âneries : un peuple malade, ou qui craint les maladies, ne retourne ni à l’école ni au travail, ni ne consomme ni n’investit.
Les données sont indisputables : les pays qui maîtrisent la pandémie (Chine, Corée du Sud) parviennent à maintenir leur économie ; ceux où la petite bête progresse le plus vite sont ceux où l’économie, l’école et l’emploi s’effondrent, cas de la France et des Etats-Unis. Si nos pays poursuivent dans cette voie, le pire est à venir, en raison du décalage dans le temps entre l’infection et ses conséquences sanitaires et sociales.
Editorial publié dans le numéro de novembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.