The Observer

Barbie fête ses 60 ans en France

Lancée aux Etats-Unis en 1959, la poupée Barbie fit ses débuts outre-Atlantique au salon international du jouet de Lyon, le 17 février 1963. Soixante ans plus tard, les Français sont toujours aussi divisés au sujet de cette icône américaine.
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© Mathilde Aubier

Cette année, la France commémore plusieurs événements historiques – la première séance publique de l’Académie française, la mort de Molière ou encore le lancement du programme spatial Ariane. Un autre temps fort, a priori quelque peu frivole, sera aussi célébré. Car 2023 marque l’arrivée en Europe, il y a 60 ans, de Barbie. Lancée aux Etats-Unis par Mattel en 1959, c’est du 17 au 23 février 1963 que la poupée fit ses débuts outre-Atlantique, au salon international du jouet de Lyon. Le géant américain avait d’abord voulu vendre son nouveau produit directement aux magasins et distributeurs français, mais ses premières tentatives ont essuyé un dédain franchouillard. D’abord, la poupée était « trop américaine » (comprendre « tape-à-l’œil et vulgaire »). Ensuite et surtout, elle paraissait trop adulte. Si honteusement adulte qu’un grand magasin avait commenté : « Vous ne nous ferez pas vendre une poupée putain », faisant en cela écho au sentiment général.

Loin de se laisser décourager, les représentants de Mattel ont contacté un dénommé Philippe Mayer, qui avait fait affaire en important des jouets de Suède et du Royaume-Uni. Celui-ci a montré la poupée à sa femme, qui a ricané devant la tenue vestimentaire du jouet. Leur petite fille en revanche a été tout de suite fascinée, tant et si bien que Philippe Mayer a finalement couru le risque de signer un contrat de distribution avec le fabricant américain. Timide au début, la carrière de Barbie en France n’a cessé de s’amplifier, malgré les critiques des féministes, de psychologues, pédagogues et de bien d’autres spécialistes en tout genre.

Un demi-siècle plus tard, elle était la star d’une grande exposition au Musée des arts décoratifs à Paris. Et si les Français ont vu Barbie comme l’épitome de l’American way of life dans toute sa splendeur et sa vacuité, elle a fini par incarner à la fin des années 2010 une dimension universelle des changements sociaux, politiques et culturels intervenus. Or, comment une si petite poupée a-t-elle pu devenir un symbole aussi fort – et aussi controversé –, non seulement dans son pays d’origine mais partout dans le monde ? Et pourquoi les Français sont-ils toujours aussi divisés sur cette icône typiquement américaine ?

Afin de répondre à ces questions, il faut se plonger dans l’histoire et mesurer l’importance de la mode en France et, avec elle, le rôle des poupées. Au XVIIIe siècle, une « poupée » renvoyait certes au jouet de l’enfant mais également au mannequin miniature qu’utilisaient couturiers et tailleurs pour présenter leurs créations. Ainsi, quelle qu’était son utilisation finale, l’essentiel était son habillement. Les « poupées de mode » étaient expédiées au loin dans les palais et salons d’Europe pour montrer les dernières coupes et tendances parisiennes.

Selon Joan DeJean, historienne américaine, la mode a joué en France un rôle majeur sur le plan aussi bien esthétique qu’économique, et ce dès Louis XIV, qui se voyait lui-même comme l’arbitre ultime du style. Durant son règne, rimant avec élégance et sophistication, les préférences et goûts royaux se sont répandus à travers tout le pays et au-delà. (Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances du roi, a également joué un rôle notable en imposant les textiles de fabrication française et en interdisant les importations d’Asie – une politique qui fait étrangement écho à des approches plus contemporaines.) La mode est devenue un thème en vogue, dont la bourgeoisie s’est faite le disciple servile – d’où l’expression « esclave de la mode », apparue à cette époque.

C’est la mode qui relie la « poupée de mode » d’antan à la Barbie du XXe siècle, à ceci près que la figurine du XVIIIe siècle servait uniquement à diffuser le savoir-faire d’un couturier, alors que Barbie a été représentée comme une « vraie » personne, ses vêtements et accessoires contribuant à la mettre en scène dans des rôles multiples, de l’astronaute à la zoologiste. Fondamentalement, si les enfants des générations précédentes jouaient avec de jeunes versions d’eux-mêmes, Barbie était une adulte en modèle réduit. Toute la différence est là.

Ruth Handler, co-fondatrice de Mattel, avait observé que sa fille traitait ses poupées comme des adultes, et non comme des bébés. Elle avait aussi conscience que le marché du jouet reflétait le genre de façon binaire : les garçons pouvaient imaginer leur avenir professionnel ; pour les filles, tout était axé sur la maternité. Ruth Handler a donc décidé de concevoir une poupée qui casserait ce modèle ancestral. Elle a trouvé un prototype représentant une adulte à plusieurs égards – une poupée allemande, Lilli, basée sur une pin-up arriviste de bande-dessinée – qu’elle transforma en une jeune femme aux courbes exagérément marquées, la prénommant comme sa fille. Ainsi naquit Barbara Millicent Roberts, alias Barbie.

Au départ, les professionnels du secteur étaient très sceptiques. Les dirigeants de Mattel, tous des hommes peu habitués à l’idée d’une femme d’affaires sont restés de marbre : « Les petites filles veulent des poupons ; elles veulent jouer à la maman », ont-ils expliqué, virilement. D’autres étaient clairement gênés face à cette poupée aux seins (relativement) réalistes. Mais Ruth Handler était convaincue que les petites filles comprendraient Barbie au premier regard. Et elle avait raison. Le succès fut immédiat. Les rayonnages ont été pris d’assaut dès la première année, avec quelque 351 000 Barbie vendues – un record pour Mattel qui, face à la demande, devra tripler sa production. Voilà les dirigeants renvoyés à leur mecsplication !

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© Mathilde Aubier

La publicité télévisée, bien que balbutiante à l’époque, a favorisé cet engouement aux Etats-Unis. Mattel, pionnier des spots pour enfants, avait mené une campagne jouant sur l’ambition qu’inspirait sa poupée – « Magnifique Barbie, un jour je serai comme toi » –, laquelle se retrouvait ainsi directement dans le salon des jeunes clientes. Résultat : les enfants ont afflué en masse dans les magasins de jouets et la demande a grimpé en flèche. Comme l’expliquait Ruth Handler : « A la minute même où la poupée a atteint les rayonnages, elle en est repartie aussitôt ! »

Quatre ans plus tard, Barbie débarquait en France, un marché du jouet conservateur où la publicité se limitait encore à la presse et aux panneaux d’affichage (les premiers spots publicitaires pour les biens de consommation ne sont apparus qu’1968). Il n’empêche : après cet accueil mitigé à Lyon, un quotidien parisien a publié un article dithyrambique titré « La poupée qui est une vraie femme ». Et bien sûr, les petites Françaises, comme les petites Américaines avant elles, se sont précipitées pour acheter une Barbie, ou ont harcelé leurs parents jusqu’à ce qu’ils rendent les armes. Le pari de Philippe Mayer avait payé.

Barbie allait devenir aussi populaire en France qu’aux Etats-Unis. Et presque tout aussi controversée. Car malgré la volonté affirmée de Ruth Handler d’élargir les perspectives des petites filles, sa création a été assimilée à une mannequin conformiste, à une fashionista froufroutante. Le fait que cette Barbara Millicent Roberts a aussi fait carrière – en exerçant plus de 150 métiers – et inspiré ses fans est passé presque inaperçu. Tout comme le fait que son créateur est une créatrice. Une pédopsychiatre parisienne avait écrit avec morgue : « Certes, celui qui a conçu la Barbie n’avait pas une once de féminisme : il a projeté l’image d’un objet sexuel, d’après un prototype américain à la Jayne Mansfield. »

Pourtant, la poupée a laissé son empreinte de bien d’autres manières, plus symboliques. A son arrivée dans les années 1960, la société française vivait un changement radical qui a culminé avec le mouvement social et étudiant de Mai 68. Claude Halmos, psychanalyste attachée à la cause des enfants, avait fait remarquer que « Barbie, ce fantasme d’adulte, anticipe sur la révolution sexuelle, la contraception et l’émancipation des femmes. Elle est entrée en résonance avec une attente implicite des enfants, qui sont ensuite devenus les adolescents des années 1960. »

Bien sûr, Barbie a toujours été un peu plus qu’un jouet. Ruth Handler l’avait pensée comme un modèle pour les petites filles – un tout nouveau concept en France pour les preadolescentes et leurs parents. Si les fabricants français de jouets ont rapidement proposé des poupées concurrentes aux noms, pour beaucoup, à consonance anglaise comme Tressy, Dolly ou Milly, c’est « Barbie l’Américaine » qui a perduré et qui, avec le temps, a reflété l’évolution des identités socio-professionnelles.

Le lancement, en 2019, de versions non genrées de la poupée a pu inspirer en France, la même année, la signature d’une charte sectorielle pour une représentation mixte des jouets afin d’encourager plus encore les petites filles à mener des carrières dans les STIM (science, technologie, ingénierie, mathématiques). En co-signant cet accord avec divers organismes professionnels en sa qualité de ministre déléguée chargée de l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher avait alors déclaré : « Une petite fille, elle a envie d’être docteur […]. Elle a peut-être envie d’être la princesse. Elle a peut-être envie d’être le chevalier ou la chevalière et d’aller au combat, pas d’être cantonnée dans le château à accueillir ses copines pour boire le thé. » La ministre avait ensuite posté sur Twitter des photos de Barbie habillée en astronaute, en pompière et en ingénieure robotique.

Alors, Barbie la bimbo ou Barbie l’intello ? Le débat n’est pas près de s’arrêter, mais une chose est sûre. Comme l’avait expliqué Ruth Handler, la poupée a toujours représenté un vaste champ des possibles. D’où l’exhortation faite aux petites filles : « Tu peux être tout ce que tu veux. » Happy birthday, Barbie.


Article publié dans le numéro de février 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.