French Connection

La douce vie des Français de D.C.

Ils habitent Georgetown, Bethesda ou Chevy Chase, travaillent pour l’ambassade, la Banque mondiale ou dans la restauration. Le profil des Français qui ont élu résidence dans la capitale américaine est aussi divers que changeant. Mais ils sont tous d’accord sur un point : Washington est une ville verte où il fait bon vivre.
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Florent de Felcourt, ancien officier de marine, a fondé la chaîne de boulangeries Fresh Baguette dans la banlieue de Washington. © Images By Christiani/France-Amérique

On l’oublie trop souvent. Pennsylvania Avenue, la plus célèbre artère de Washington, où paradent les présidents américains lors de leur investiture, est une rue française. Pierre Charles L’Enfant, jeune ingénieur parisien engagé aux côtés de La Fayette, s’est vu confier par George Washington la conception de la nouvelle capitale des Etats-Unis. En 1791, il dessine le plan ambitieux d’une grande cité, ce qui demande une certaine imagination : le site retenu n’est encore que bois, marais et champs. L’Enfant est vite écarté du projet, mais le Washington actuel doit beaucoup à sa vision grandiose : un quadrillage de rues entrecoupé de places et de larges artères comme Pennsylvania Avenue, lien direct entre la « Maison du Congrès » (le Capitole), posée sur une colline, et la « Maison du Président » (la Maison-Blanche), et une « promenade publique » plantée d’arbres qui mène vers le fleuve Potomac, le futur National Mall.

L’influence française se fait aujourd’hui encore sentir : dans la toponymie – Lafayette Square, L’Enfant Plaza, Rochambeau Bridge –, et jusque dans l’architecture de la Maison-Blanche, qui ressemble étrangement à celle du château de Rastignac en Dordogne… On trouve même une clé de la Bastille à Mount Vernon, la propriété de George Washington à l’extérieur de la capitale. Sans parler des francophones célèbres, dont la porte-parole de la Maison-Blanche Karine Jean-Pierre et le secrétaire d’Etat Antony Blinken. Officiellement, un peu plus de 10 000 Français résident à Washington et sa banlieue. Ils sont sans doute bien plus nombreux. « On a l’image d’une ville administrative avec des Français qui travaillent à l’ambassade ou dans les institutions internationales », observe François Penguilly, le consul de France à Washington. « Mais la communauté dans l’ensemble est assez jeune et beaucoup plus diverse en termes d’origines et d’activités. »

A côté des grandes entreprises comme Sodexo et Airbus, on côtoie aussi bien des fleuristes que des chercheurs au National Institutes of Health, des économistes au FMI, des avocats et bien sûr des restaurateurs. Washington a en effet une prédilection pour les douceurs de l’Hexagone, comme en atteste la réussite de Florent de Felcourt. Cet ex-officier de marine à la fibre entrepreneuriale a racheté il y a quelques années une PME de Dijon spécialisée dans les équipements de boulangerie. « C’est la même problématique que sur un bateau de guerre », explique cet ingénieur de formation. « Il y a beaucoup de machines, de maintenance et de solutions à trouver dans un magasin. » Sans oublier une sérieuse logistique, de la cuisson à la livraison. Florent de Felcourt, qui a regretté l’absence de bon pain lors d’une précédente expatriation à Washington, a envie « de relier les deux mondes ». Il revend alors sa PME et ouvre en 2013 le premier Fresh Baguette, à Bethesda, une banlieue du Maryland. Depuis, il a le vent en poupe avec une croissance des ventes de plus de 30 % par an. Il a ouvert cinq boulangeries et a produit l’an dernier deux millions de croissants et 500 000 baguettes pour les particuliers et plus de 200 clients privés, notamment des cafés. Ce n’est qu’un début. Le Dijonnais déborde de projets. Il construit un nouveau centre de production trois fois plus grand, va lancer une activité traiteur et prévoit l’ouverture à terme d’une vingtaine de boulangeries. « L’Amérique est un écosystème fantastique pour les entreprises », juge-t-il. « Washington se prête au développement de Fresh Baguette. Tout le monde ici a voyagé. Les clients me disent souvent : ‘J’économise un billet d’avion quand j’achète un croissant.’ »

Une capitale à la campagne

Outre son amour de la baguette, le district de Columbia a un gros avantage: « Il y fait bon vivre. Nous avons une qualité de vie incroyable et c’est très aéré », s’enthousiasme Florent de Felcourt. C’est le refrain de tous les Français de D.C. : Washington est une capitale à la campagne. « J’aime la proximité de la nature et des grands espaces », affirme Stéphanie Guérin. « Quand nous nous sommes installés il y a dix ans, nous étions de vrais Parisiens urbains. Depuis, j’ai changé de vie, je fais du sport, de la marche, c’est une transformation totale », raconte cette mère de famille qui habite près de Rock Creek Park, le grand poumon vert de la ville. Stéphanie Guérin, déjà très impliquée au sein de la communauté française, a eu une idée originale : une bibliothèque tournante pour enfants. Au début de la pandémie, alors que tout ferme, elle récupère des livres auprès de l’Alliance Française, de l’association Washington Accueil, du lycée Rochambeau… Elle les trie dans son garage et avec l’aide de bénévoles, confectionne des cartons d’une trentaine d’ouvrages par tranche d’âge, des tout-petits jusqu’à 16 ans. Les familles qui n’ont pas accès à des histoires en français peuvent en profiter, avant d’offrir le paquet à d’autres parents. « Depuis, les cartons font leur vie », sourit Stéphanie Guérin. Quelque 2 000 livres se promènent ainsi dans la région et parfois plus loin, jusqu’en Afrique.

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Jean-Michel Giraud dirige Friendship Place, une organisation qui vient en aide aux sans-abris de la région de Washington, depuis 2006. © Images By Christiani/France-Amérique
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Pour transmettre la langue française à ses trois enfants, Nadine Robert a ouvert l’école du samedi My French Classes en 2013. © Images By Christiani/France-Amérique

Autre initiative originale aux Etats-Unis : le groupe de conversation Mamans autour de D.C. (MADC). Quand elle arrive dans la capitale américaine en 2001, pour suivre son conjoint, Stéphanie Kamaruzzaman se sent « un peu paumée ». Attablée au café Paris in Town, à Bethesda, elle se souvient : « Il y avait peu d’informations et d’aide sur Internet. » Avec 25 mamans, elle crée alors un groupe Google. « L’objectif était de rendre service, de garder le lien, de faire des rencontres avec d’autres Françaises. Nous n’avions pas de budget, nous avons grossi grâce au bouche-à-oreille. » C’est devenu un réseau très populaire d’entraide, d’échange et de conversation sur tous les thèmes, y compris politiques. « Le groupe s’est révélé fort utile pendant le Covid, pour trouver des informations sur les tests à faire avant de prendre l’avion par exemple », poursuit Stéphanie Kamaruzzaman, ancienne conseillère consulaire. Aujourd’hui, MADC compte quelque 3 000 inscrits, et plus seulement des mères de famille.

Culture, philanthropie et cours de français FLAM

Washington fait moins rêver que San Francisco ou New York. La capitale fédérale a la réputation d’une austère ville provinciale. Pourtant, elle a subi une vraie métamorphose ces vingt dernières années. « Il y a une foule de nouveaux quartiers et une offre fabuleuse de restaurants », assure Eve Chauchard, installée depuis plus de quinze ans. « J’aime beaucoup D.C. C’est une cité à taille humaine, avec de la verdure et tous les avantages de la vie culturelle d’une métropole : j’ai accès à de multiples musées, la plupart gratuits, je peux assister à trois concerts par jour et pas besoin de réserver des mois à l’avance ! Nous ne sommes pas Manhattan, mais c’est loin d’être un endroit ennuyeux. » La preuve, Emmanuel Macron y a fait deux séjours ! Début décembre, lors de sa dernière visite d’État, il a presque croisé le chanteur Stromae qui se produisait alors à guichet fermé dans une salle de la ville. « Nous avons tout ce qu’il faut ici », résume Eve Chauchard, présidente du Comité Tricolore, une fédération d’associations françaises et francophiles. Témoin du dynamisme de la communauté, il compte 24 membres – dont Washington Accueil, l’Alliance Française locale, un club de pétanque et une amicale d’Alsaciens – et organise tous les ans des évènements comme un déjeuner en plein air et une fête à l’occasion du 14 Juillet, dont les fonds servent à aider des familles dans le besoin.

Le Comité Tricolore, avec l’ambassade, soutient notamment Friendship Place, une organisation caritative qui s’occupe des sans-abris. Créée par des bénévoles américains il y a plus de 30 ans, elle est dirigée depuis 2006 par Jean-Michel Giraud, un pilier de la communauté française de Washington. Sous sa houlette, elle n’a cessé de grandir et est devenue un gros acteur dans toute la région. A son arrivée, l’association ne relogeait que les adultes célibataires qui n’avaient pas consommé de drogue ou d’alcool depuis au moins six mois. Une règle qui laissait nombre de candidats sur le carreau. Jean-Michel Giraud et son équipe ont fait évoluer le modèle pour que ce ne soit plus un facteur discriminant. « Notre approche est centrée sur la personne, son indépendance : le bail est à son nom et elle a le contrôle de son logement », déclare-t-il. Une approche pionnière. Friendship Place a peu à peu étendu son offre de relogement aux familles et aux anciens combattants et propose, depuis la crise de 2008, des services à l’emploi. « Les autres programmes d’aide proposent d’abord une formation, puis un travail. Nous avons inversé l’ordre en aidant les gens à retrouver très vite un emploi pour leur éviter une dégringolade sociale. Une fois qu’ils travaillent, ils ont davantage confiance en eux pour suivre une formation. » Là aussi une philosophie nouvelle que Jean-Michel Giraud, spécialiste en rééducation psychiatrique, essaie de diffuser. Friendship Place a aidé 35 000 personnes depuis 1991 – dont 4 200 en 2022 – et son modèle est désormais reconnu et imité.

Beaucoup d’expatriés ont posé leurs valises à Washington pour ne plus en repartir. C’est le cas de Nadine Robert, arrivée il y a vingt ans avec trois enfants en bas âge. Très vite se pose la question de savoir comment maintenir l’étude du français. Elle essaie tout, notamment les cours à la maison du CNED avec des cassettes audio. Mais l’enseignement à distance n’est pas très motivant et le service prend un temps fou à renvoyer les devoirs corrigés. Elle s’achète ensuite une grammaire Bled et tente d’inculquer le subjonctif à ses gamins, sans grand succès, avant d’embaucher un tuteur, qui revient très cher. Finalement, avec quatre autres familles, elle décide de créer des classes du samedi, sur le modèle de ce que font les Allemands et nombre d’autres nationalités pour les élèves scolarisés dans le système américain. « Je voulais que mes enfants découvrent la littérature de leur pays, leur culture, leur langue », raconte Nadine Robert. On lui rit au nez en lui disant qu’elle n’arrivera jamais à créer un programme équivalent à celui d’un CE2 ou d’une sixième en France. C’est mal connaître cette ancienne avocate. En 2013, My French Classes ouvre avec 68 élèves, de la grande section de maternelle à la cinquième. Ils sont plus de 400 aujourd’hui, répartis dans 35 classes jusqu’à la terminale, l’une des plus grosses structures de ce genre aux Etats-Unis. « Sans expérience, je me suis retrouvée directrice d’école », explique Nadine Robert. « Ce n’était pas prévu. J’avais trois enfants et un emploi, mais je me suis impliquée car je voulais que le projet aboutisse et en être fière. » Quand on lui demande ce qui lui manque de la France à Washington, elle répond avec un sourire : « Rien ! J’ai créé ce qui me manquait. »


Article publié dans le numéro de mars 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.