Les bons Américains vont à Paris ; les mauvais en font des films. Cette paraphrase d’Oscar Wilde résume le sentiment de nombreux téléspectateurs – y compris le mien – à propos d’un énième navet pour midinettes sur la Ville Lumière : Emily in Paris, diffusé sur Netflix depuis le mois d’octobre 2020. Si l’industrie américaine du divertissement nous inonde de clichés et autres erreurs de jugement sur la France depuis des décennies, cette série a suscité une myriade de commentaires. Non seulement de la part de Parisiens de souche (« le studio mansardé d’Emily est quatre fois plus grand que mon deux pièces » ou « elle n’a jamais pris la ligne 13 aux heures de pointe »), mais aussi de celle de journalistes étrangers – y compris américains – qui ont une idée plus juste et moins fantasmée de la capitale française. De l’avis général : « Qu’ont fait les Parisiens pour mériter ça ? »
Cette production Netflix vient s’ajouter à la ribambelle de nanars cucul la praline sur le sujet. Et comme dans nombre de spectacles et films mettant en scène Paris, il est préférable d’oublier intrigue et personnages – pathétiques – pour se concentrer sur le décor : il ne pleut que rarement (merci Woody Allen), les embouteillages ont disparu, les trottoirs sont immaculés et les graffitis éradiqués par la grâce de Photoshop. Ces représentations, aussi fantasmagoriques que flatteuses, sont souvent à côté de la plaque et toujours exaspérantes. D’où la volée de bois vert des critiques, presque unanimes. Un commentateur (français) plus charitable a invoqué les classiques, suggérant que le scénariste avait délibérément grossi le trait afin de créer un effet comique, à la manière de Molière (sans toutefois préciser la pièce à laquelle il pensait – Les Précieuses ridicules ?).
Pour être honnête, Emily semble familière – et parfois même drôle – à de nombreux téléspectateurs américains, précisément parce qu’elle n’est pas française, mais américaine, et qu’elle existe donc dans une autre dimension. Cette série entretient un monde imaginaire qui a probablement vu le jour pendant l’entre-deux-guerres, lorsqu’artistes et écrivains nés aux Etats-Unis ont émigré à Paris en quête d’inspiration. Les membres de cette Génération perdue – appelée ainsi parce que leurs valeurs étaient aux antipodes de celles prévalant après la Première Guerre mondiale – écrivaient, peignaient, discutaient, publiaient, buvaient et menaient une vie de bohème inimaginable de l’autre côté de l’Atlantique. Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, T.S. Eliot et John Dos Passos, entre autres, ont contribué à forger le mythe de Montparnasse, ce quartier de la Rive gauche réputé à l’époque pour ses cafés et pensions bon marché. Entre 1920 et 1925, le nombre d’Américains installés à Paris a quintuplé, pour atteindre environ 30 000 âmes. Ils croisaient des personnalités européennes encore inconnues telles que Modigliani, Picasso ou Dalí. Mais Paris n’était pas seulement un havre d’artistes dans la dèche : de riches mondains comme Peggy Guggenheim et Harry Crosby ont aussi été attirés par son effervescence.
Si le début de la Deuxième Guerre mondiale a sonné le glas du mythe des « Montparnos », de nombreux Américains ayant traversé l’Atlantique pendant la guerre ont choisi de rester en Europe, en particulier à Paris. La ville se transforma alors en un décor pittoresque pour les cinéphiles américains : Gene Kelly dansant sur la place de la Concorde (Un Américain à Paris), Fred Astaire et Audrey Hepburn se chamaillant sur les Champs-Elysées (Drôle de frimousse), Leslie Caron dînant chez Maxim’s (Gigi). Parmi tant d’autres, ces films ont forgé une tradition visuelle et sonore qui s’est perpétuée avec plus ou moins d’authenticité et de bon goût – de Moulin Rouge au Da Vinci Code, en passant par Mission: Impossible – Fallout. (J’épargnerai le Ratatouille de Disney parce qu’il pourfend un critique gastronomique particulièrement agaçant.) Même un film respectable comme Before Sunset n’échappe pas aux clichés. Et si, dans l’ensemble, nombre de villes résistent à l’épreuve de la fiction et paraissent réalistes, il n’en est rien de Paris.
Ainsi donc, si en Américain candide et amateur de cinéma vous êtes en route pour notre ville afin de vous livrer à une introspection à Saint-Germain-des-Prés, poursuivre des aspirations artistiques à Montmartre ou vous pâmer devant un spectaculaire coucher de soleil sur la Seine, vous réaliserez vite votre erreur – surtout si vous vous en remettez à une application sur votre téléphone pour communiquer avec les autochtones au lieu d’apprendre des rudiments de français. A moins de vouloir vous perdre, ne demandez jamais votre chemin à un Parigot. Ni son avis à un sympathique chauffeur de taxi. Et si vous êtes une femme, inutile de vous hasarder dans les rues pavées en talons aiguilles comme Emily, la chute n’en sera que plus spectaculaire et douloureuse. Et qui que vous soyez, ne portez jamais – je dis bien JAMAIS – de béret !
Plus prosaïquement, il est désormais impossible de vivre d’amour et d’eau fraîche à Paris. Les loyers y sont exorbitants et la nourriture chère – un banal verre de rouge dans un bar branché peut vous coûter un bras. Triste mais vrai, les bistrots aussi miteux que chaleureux fréquentés par des bobos penseurs qui mangent et boivent à crédit ne sont que le fruit de l’imagination de scénaristes étrangers. Ce dont un Parisien a besoin aujourd’hui, ce n’est point d’un calepin ou d’un carnet de croquis, mais d’un compte en banque bien garni.
Autre problème de ces films américains sur Paris : ils ne s’aventurent que rarement au-delà de lieux charmants et emblématiques comme Montmartre, le Quartier latin ou les Champs-Elysées. Et c’est bien dommage, car la Ville Lumière compte une multitude de paysages urbains. Cet oubli a au moins le mérite d’interdire aux fans d’Emily in Paris de découvrir le vrai Paris en suivant les Louboutin de leur héroïne. Prenons mon quartier, Belleville, au nord-est de la capitale. Ici, pas de décor de carte postale (un naïf chroniqueur de mode américain s’étant perdu au-delà de la station de métro l’a qualifié d’« avant-gardiste »), avec pour seuls personnages de fiction des dealers et autres gangsters. Pourtant, c’est bien dans des quartiers comme celui-ci, et non pas dans le huitième huppé ou le seizième chic, que la plupart des Parisiens vivent, travaillent et sortent. Des arrondissements qui, Dieu merci, échappent aux circuits touristiques américains !
Pour poursuivre cette conversation sur les clichés américains sur la France, découvrez le dernier épisode du podcast FrancoFiles, produit par l’ambassade de France aux Etats-Unis. Le créateur américain d’Emily in Paris, Darren Star, et l’acteur français William Abadie reviennent sur les origines de la série et expliquent comment ils ont réagi aux critiques qui ont fait suite à la première saison. « Ce n’est pas un documentaire sur la France et ce n’est pas un documentaire sur les Américains », commente Darren Star. « C’est l’histoire d’une fille qui arrive en France et ne parle pas français. Beaucoup de gens sont horrifiés par ça et ils s’énervent. Et ça fait partie du problème. Emily n’est pas le parfait exemple du touriste américain en France ! »
Article publié dans le numéro de décembre 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.