The Observer

Le French tacos et le sens caché de notre alimentation

« Un monstre gras sans véritables racines culinaire » : c’est ainsi que notre correspondant à Paris décrit le French tacos, la déclinaison française du traditionnel taco mexicain.
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© French Tacos

La mondialisation culinaire est une tendance facile à suivre. Il y a dix ans, le nom de la gargote située au coin de ma rue à Paris était La Pause-Déj’ et on y servait des sandwiches. Aujourd’hui, rebaptisé Le Big Snack, il propose des délices tels que des burgers, des kebabs, du couscous, des paninis et des pizzas (le seul nom féminin, peut-être parce qu’on la relie à la pissaladière, une spécialité niçoise). Une brève expérience avec le « texmexe » s’est terminée en intoxication alimentaire. Mais c’est le dernier-né qui retient l’attention: le tacos, avec le « s » terminal, malgré l’article singulier. Ce semi-néologisme est toutefois approprié, car cet OVNI (objet-victuaille non identifié) ne ressemble que de très loin à son homonyme mexicain. Un tacos français consiste en une tortilla oblongue remplie de viande et de frites, recouverte d’une sauce gluante, parsemée de garnitures, puis placée sous un grill. Plus proche d’un sandwich triple épaisseur que d’un mets délicat, le plat est désormais présent dans toute la France. Et il a fait sensation : le tacos à la française a fait l’objet d’articles, de reportages télévisés, de billets de blog, d’un essai érudit du New Yorker et, naturellement, d’un mémoire de Master.

Une grande partie de la couverture médiatique a été critique, se concentrant sur deux aspects en particulier. En France, le tacos a été vilipendé pour son manque d’authenticité – un monstre gras sans véritables racines culinaires. Aujourd’hui, « authentique » est l’un de ces mots flous, comme « holistique » ou « innovant », neutralisés par une utilisation excessive. Les agences de voyage l’emploient ad nauseam pour faire croire à leurs clients qu’ils vont découvrir – autre mot flou – le « vrai » Paris/New York/Tokyo/São Paulo. Bien entendu, ils se retrouvent entourés d’autres schnocks en quête d’authenticité dans des endroits qu’aucun local ne songerait à fréquenter. De même, les obsédés de la nourriture, une sous-espèce de gastronomes qui préfèrent le terme « foodies », vont traquer le cassoulet « authentique » à Carcassonne ou le pad thaï à Pattaya, sans jamais se rendre compte qu’il n’existe pas de version absolue et que nombre d’autochtones préfèrent de toute façon la pizza. J’avoue avoir commis les mêmes péchés, ne me repentant que lorsqu’un restaurant de quartier au Cambodge m’a servi un sandwich au fromage fondu alors que j’avais demandé à goûter le plat préféré du chef. Et même les plus férus d’authenticité pâliront ou vomiront si on leur sert de vraies spécialités comme le durian (« c’est comme manger un flan à l’ail dans un urinoir») ou le surströmming, le hareng fermenté norvégien (« de la chair pourrie et de l’essence »).

Quand elle ne donne pas envie de vomir, l’authenticité se révèle souvent décevante, voire pire. La scène du film A table (1996), dans laquelle une cliente d’un restaurant du New Jersey commande un accompagnement de spaghettis aux boulettes de viande parce que son risotto aux fruits de mer est trop authentiquement italien, est devenue un classique. Comme le disait le célèbre gastronome Jean-Paul Sartre, « si tu cherches l’authenticité pour l’authenticité, tu n’es plus authentique ».

La deuxième raison des tribulations du taco est plus pernicieuse et plus éclairante. Une nation et son peuple construisent souvent leur identité à travers ce qu’ils mangent, tout en désignant les étrangers par leurs spécificités. Traditionnellement, pour les Français, les Rosbifs sont les Britanniques, qui leur rendent le compliment en les traitant de Frogs (grenouilles). Certains Américains appellent les Allemands des Krauts – souvent sans savoir que ce mot signifie « chou » – et les Britanniques des Limeys. Mais les identités nationales ne sont guère statiques ; et la France, comme tant d’autres pays, est devenue plus diverse et plus urbaine : au moins 80 % de la population vit désormais dans les villes. Ainsi, un menu typique a plus de chances de proposer, par exemple, des tomates-mozza (une version de l’insalata caprese italienne) qu’une soupe à l’oignon française, ou du houmous plutôt que du foie gras. Des décennies durant, cet afflux constant de spécialités étrangères a été dénoncé comme étant du fast-food, ignorant délibérément le terme officiel de restauration rapide afin de souligner l’étrangeté du phénomène (également qualifié de « néfaste-food »).

Aux yeux de certains, ces aliments dits « migrants » sont devenus les symboles puissants d’une identité nationale diluée. Alors que le couscous, importé à l’origine par des travailleurs venus d’Afrique du Nord il y a plus de sept décennies, est aujourd’hui l’un des plats les plus appréciés – et même traditionnels – en France, un autre arrivant a semé la discorde. Les döner kebabs, ou gyros, sont depuis longtemps populaires et bon marché. Introduit à l’origine par les immigrants turcs dans les années 1970, le kebab a rapidement été adopté par les communautés maghrébines en France, très apprécié des jeunes. Des décennies plus tard, on trouve dans la plupart des grandes villes et leurs banlieues de nombreux points de vente de kebabs, faciles à installer et à gérer. Et surtout, la nourriture y est halal.

Alors que les relations intercommunautaires se sont tendues dans toute la France au cours des années 2000, le kebab a été politisé, devenant un « produit islamique». Un journaliste d’extrême droite, devenu par la suite maire d’une ville du Sud-Ouest, a publié sur le web un article très discuté dans lequel il imaginait la France en 2047, avec les femmes portant toutes un voile sur la tête et le kebab remplaçant la baguette. Cette image a touché une corde sensible. Des slogans prônant le traditionnel jambon-beurre plutôt que le kebab ont été scandés lors de manifestations nationalistes. Et plusieurs villes, dont Marseille, ont pris des mesures pour limiter ou inverser la tendance de ce qu’elles appellent la « kebabisation » et cela en dépit des accusations de racisme culinaire.

Dans ce climat délétère, le tacos a lui aussi suscité l’ire. Mais parce qu’il s’agit d’un pur hybride, les critiques visant les aliments communautaires sont tombées à plat. Au contraire, le succès commercial de ce produit symbolise le dynamisme de jeunes entrepreneurs trop souvent exclus du courant dominant. Comme le note la journaliste du New Yorker, le tacos affirme le pouvoir culturel des jeunes de banlieue. Et c’est là que ça devient intéressant : le plus grand nom du secteur à l’heure actuelle, qui s’appelle O’Tacos, mélange celto-hispanique, prétend offrir… « le goût authentique » ! L’anthropologue Claude Lévi-Strauss avait raison d’affirmer que la cuisine d’une société est un langage par lequel elle traduit sa structure – à moins qu’il ne révèle ses contradictions, à contrecœur et à son insu.

Comme pourrait le dire un client affamé passant commande dans mon restaurant désormais mondialisé : « Donnez-moi un tacos, un hot dog, un donuts – et un croissant. Adios, goodbye, salut ! »


Article publié dans le numéro de juillet 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.