Au printemps chaque année, la Californie se pare d’un ravissant manteau de lumière. Des millions de fleurs jaunes, atteignant jusqu’à trois mètres de hauteur, bourgeonnent dans les champs et les collines et font le bonheur des randonneurs et des Instagrameurs. Au lieu d’une belle photo, Pascal Baudar voit lui dans ce décor un somptueux repas. Cette plante en question, la moutarde sauvage, est en effet comestible. Ses fleurs peuvent être transformées en condiment, façon moutarde de Dijon aux arômes de wasabi, et ses feuilles, consommées crues, relèveront une sauce ou une vinaigrette. Quant aux graines, une fois germées, elles sont riches en vitamines et en minéraux et se dégustent en salade !
« Les gens ne réalisent pas les richesses qui poussent sous leurs yeux », regrette Pascal Baudar. « Nous sommes entourés de ces champs de moutarde sauvage, des milliers d’hectares, mais personnes ne s’en sert. Et des gens à Los Angeles vivent dans des déserts alimentaires et ne peuvent pas se procurer de légumes ou de fruits frais… C’est selon moi le plus grand des gâchis de ne pas utiliser les ressources qui sont à notre disposition. » Sans compter que la moutarde des champs est une espèce envahissante exogène: elle serait arrivée en Californie avec les missionnaires espagnols et prive de lumière les plantes environnantes. Et ses branches sèches, l’été venu, alimentent les incendies qui ravagent l’Etat.
Alors lorsque Pascal Baudar tombe sur un carré de moutarde noire (Brassica nigra), il n’hésite pas à se servir largement. Au terme « cueilleur », ou forager, il préfère toutefois celui de wildcrafter, qui recoupe plusieurs idées: autonomie, survie, débrouillardise et respect de la nature. « Comment faire en sorte que mes actions soient bénéfiques pour l’environnement ? Je me concentre sur les aliments sauvages les plus largement disponibles, à savoir les plantes non indigènes et envahissantes. Et je plante autant que possible les espèces indigènes que j’utilise, comme la sauge blanche, la sauge noire, le laurier de Californie et les noix noires. »
Les fruits de la nature
Pascal Baudar a grandi à Bléharies (aujourd’hui Brunehaut), une commune rurale du Hainaut belge à quelques kilomètres de la frontière française. C’est là qu’il s’est pris de passion pour les fruits de la nature, en courant la forêt à la recherche de baies, en aidant dans le jardin potager de son grand-père et en allant cueillir des noisettes et des pissenlits pour sa grand-mère. « Aujourd’hui, les gens ont perdu ce contact avec la nature et vont au magasin. Mais à cette époque, ça n’avait rien de bizarre. Ça faisait partie de la vie à la campagne. C’est au contact des anciens en Belgique que j’ai découvert l’art de collecter des plantes et des fruits sauvages. »
Enfant, il rêvait de devenir garde forestier. Mais les études agricoles l’ennuient et il n’a aucune envie de « domestiquer les plantes ». Après un an, il se rabat sur son autre passion, l’art, et étudie le dessin, la peinture, la sculpture et la photographie à l’Académie des beaux-arts de Tournai. Et en 1986, il suit sa première femme aux Etats-Unis : d’abord à New York, puis en Californie, dans une petite ville à la lisière de Los Angeles. Graphiste et artiste, il réalise des magazines et des brochures, peint des décors de cinéma et travaille comme photographe de mode.
Paradoxalement, c’est un ordinateur qui le poussera à abandonner son emploi de bureau pour retourner dans la nature. A la fin des années 1990, il est programmeur, pionnier de la 3D et cofondateur de la communauté virtuelle Cybertown, lorsque le bug de l’an 2000 commence à affoler ses collègues informaticiens et les gens autour de lui. Pour se prémunir d’une éventuelle pénurie d’eau et de nourriture dans les supermarchés, il suit un cours de survie axé sur la collecte d’aliments sauvages. C’est le déclic : « J’ai su que c’est ce que je voulais faire de ma vie ! »
Le vrai terroir californien
Pascal Baudar, 61 ans, est aujourd’hui un expert reconnu des aliments sauvages. Pour en arriver là, il a suivi « plus de 400 classes et ateliers » – avec des botanistes, des survivalistes, des Amérindiens, des chefs, des historiens… – et s’est formé à la conservation alimentaire à l’Université de Californie. « C’est le socle de mon activité », explique-t-il. « Au supermarché, vous pouvez trouver des tomates toute l’année, alors que dans la nature, les aliments sont présents pendant deux ou trois semaines, puis ils changent de forme ou disparaissent. Il faut savoir les conserver. »
Pour mettre en pratique ces apprentissages, l’« alchimiste alimentaire » a pris tous ses repas dans la nature pendant un an. La consommation de chénopode blanc, une variété d’épinard sauvage riche en acide oxalique, lui a donné des calculs rénaux (« J’ai découvert qu’il fallait d’abord faire bouillir la plante… »), mais l’expérience resta positive. Il applique désormais aux aliments sauvages – qui représentent en été environ 20 % de son alimentation – les techniques de conservation traditionnelles : macération dans du vinaigre, distillation ou encore fermentation à l’aide de levure naturelle, comme celle qui couvre la surface du raisin et des pommes. De livres en latin ou en vieux français qu’il trouve en ligne, il exhume aussi des recettes depuis longtemps oubliées. C’est le cas de la bière à l’armoise, une invention celte, les shrubs, qui résultent d’une technique employée au XVIIe siècle pour conserver les fruits et qui séduisent aujourd’hui les amateurs de cocktails, ou encore la cuisson dans de la résine de pin, pratiquée jadis par les esclaves noirs dans les forêts de Caroline du Nord.
Cette expertise hors du commun a fait de Pascal Baudar une célébrité locale : il a donné une conférence TEDx, publié trois livres (le quatrième, prévu pour le 18 octobre, portera sur les préparations à base de vinaigre), conseillé les émissions de téléréalité MasterChef et Top Chef et incité les restaurateurs de Los Angeles à redécouvrir « les vraies saveurs de la Californie – et je ne vous parle pas des farmers’ markets, où 80 % des produits ne sont pas natifs ». Mais l’intérêt pour les aliments sauvages est depuis retombé, regrette-t-il. L’enjeu est celui de la diversité alimentaire. Les peuples de la côte ouest utilisaient des centaines de graines différentes, mais aucune ne sont vendues dans le commerce aujourd’hui à part la chia. Idem pour les pommes de terre : il en existe plus de 4 000 variétés dans le monde et seules quelques unes sont disponibles en magasin aux Etats-Unis. « La plupart des choses que je prépare étaient vendues sur les marchés au XVIIIe siècle, mais elles ne le sont plus en 2022 », témoigne Pascal Baudar, qui donne régulièrement des cours sur Zoom ou à son atelier de Valyermo, dans les montagnes au nord de Los Angeles. « C’est important que nous n’oubliions pas ces saveurs – nous avons déjà tant perdu. »
The New Wildcrafted Cuisine de Pascal Baudar, Chelsea Green Publishing, 2016.
Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.